1900

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« La fresque qu’était devenue 1900 est devenue un film interminable parce que certains films ont pour vocation de matérialiser les fantasmes enfantins de la toute puissance d’un réalisateur »

1900 est une fresque historique monumentale de 320 minutes, réalisée par Bertolucci, financée par des capitaux américains et divisée en deux parties par les producteurs pour faciliter ses modes de projection hors norme.

Cette œuvre majeure de la cinématographie italienne expose les processus sociaux qui ont bouleversé la ruralité émilienne pendant la première moitié du XXe siècle. Sa trame narrative développe, en suivant les destins croisés de la famille d’Alfredo Berlinghieri (Robert De Niro) et de celle d’Olmo Dalcò (Gérard Depardieu), l’histoire microcosmique d’un domaine agraire de l’Emilie, depuis la disparition de Verdi, en 1901, jusqu’au 25 avril 1945, jour de la Libération de l’Italie.

D’après Laurence Schifano (Laurence SCHIFANO, Le cinéma italien de 1945 à nos jours (Crise et création), Paris, Nathan Université, Cinéma 128, 1995, 128 p.), les films d’histoire italiens se focalisent en grande partie sur les grandes crises contemporaines qui ont secoué la Péninsule, à savoir le Risorgimento et le fascisme. Par ailleurs, l’auteur insiste sur l’importance des racines géographiques, linguistiques, culturelles, dans le cinéma italien et notamment de la culture de l’opéra. « La nation italienne et ses rêves d’unités territoriales et politiques commencent à prendre forme sur les champs de bataille et sur les scènes lyriques des opéras. Au XXe siècle, c’est le cinéma qui se fait héritier de cette vocation culturelle du mélodrame à exprimer, émouvoir et unifier la conscience civile et nationale. D’où l’enjeu que représente, au sein d’œuvres engagées et d’empreinte gramscienne comme celle de Visconti, de Bertolucci et des Taviani, la référence fondamentale de l’opéra » (Laurence SCHIFANO, Le cinéma italien de 1945 à nos jours, op. cit.). Ainsi 1900, tout en proposant un discours politique de gauche, s’inscrit dans cette double culture cinématographique, puisque le récit débute par la mort de Verdi et présente ensuite l’ascension du fascisme.

Bertolucci, qui est un membre du PCI, propose une vision marxiste de l’histoire. Son film montre l’antagonisme des classes à travers l’ascension du fascisme italien, symboliquement représenté à l’écran par le personnage d’Attila (Donald Sutherland). Conçu à l’époque où Berlinguer a établi la stratégie du « compromis historique », Bertolucci s’est indubitablement inspiré de la nouvelle ligne politique du Parti communiste italien pour mettre en forme la diégèse de 1900. L’œuvre met ainsi en opposition « les impérissables vertus paysannes » des Dalcò, paysans de pères en fils, et « la décadence de la bourgeoisie rurale » des Berlinghieri, les maîtres de la propriété où évoluent les personnages. Le film se termine par la victoire utopique du prolétariat, qui organise à la fin du film le procès d’Alfredo. L’histoire est reformulée, reconfigurée par le cinéaste, qui fait disparaître la figure du patron dans l’imaginaire filmique.

1900 représente selon Bertolucci une œuvre militante. « Communiste depuis toujours », il s’inscrit au PCI, lorsque le mouvement étudiant apparait en 1968, et qu’il ressent autour de lui un anticommunisme violent qui l’incite à adhérer au Parti. Mais son attachement pour le communisme s’explique en premier lieu par des raisons sentimentales, « parce que le mot communiste est un mot que j’entendais souvent dans la bouche des paysans (…) La chose a commencé lorsque j’étais enfant quand j’ai habité à la campagne » (Jean GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », Paris, 10/18, 1978, 441 p.). Issu d’un milieu bourgeois, l’auteur a passé son enfance dans la maison des paysans qui se trouvait dans le hameau où il est né. Il insiste sur ce point : « tous les fils des patrons adorent vivre avec une famille paysanne ». Dès lors, on peut supposer que la séquence dans laquelle Alfredo se réfugie chez la famille d’Olmo est essentiellement d’origine autobiographique.

Bertolucci souhaite réaliser un grand film populaire, et peindre l’histoire des masses paysannes émiliennes, « un peuple qui développe sa propre créativité pour faire sa propre histoire, dans le sens marxiste. Donc il s’agit d’un film sur ce qui pourrait sembler être l’agonie de la culture paysanne, et que au contraire des paysans ont réussi à transformer à travers un moment pré-politique (celui précisément du début du siècle). En une conscience politique plus aiguë » (D’après Gidéon BACHMAN (propos du cinéaste recueillis par), « Bernardo Bertolucci », in Cinema 76, n°205, janvier 1976, pp. 61-73.). Tout le film semble construit sur le principe des contradictions : « contradiction entre les dollars américains et le discours idéologique et politique du film. Entre Olmo et Alfredo, entre les paysans et les patrons. Entre les acteurs d’Hollywood et les acteurs authentiques de l’Emilie. Entre la fiction et le documentaire. Entre la préparation la plus soigneuse et l’improvisation déchaînée. Entre une culture archaïque et paysanne et une culture très bourgeoise » (D’après Jean GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.). Ainsi, Hollywood participe pour la première fois de son histoire à la production d’un film à forte connotation marxiste.

L’idée de réaliser 1900 apparaît en 1973, alors que Bertolucci réalise Le dernier tango à Paris. Il pense d’abord écrire, avec les co-scénaristes Kim Arcalli et Giuseppe Bertolucci, un film télévisé en six épisodes, pour finalement réaliser un film cinématographique. Le projet est soumis à la Paramount, la Fox et United Artists, qui décident de le produire et d’investir deux millions de dollars chacune. Malgré la forte composante politique de son sujet, les succès précédents de Bertolucci lui laissent carte blanche pour réaliser son oeuvre. La production choisit des vedettes telles que Orson Welles (Alfredo Berlinghieri le grand-père), Maria Schneider (Anita), Robert De Niro (Alfredo Berlinghieri le jeune), Donald Sutherland (Attila), Sterling Hayden (Leo Dalcò) ainsi qu’un jeune acteur français, Gérard Depardieu (Olmo Dalcò). Il parcours ensuite la campagne émilienne pour repérer les futurs lieux du tournage, afin d’engager d’authentiques paysans et accroître ainsi le réalisme de l’œuvre. C’est grâce à leur rencontre que le réalisateur prend conscience de la persistance des sociabilités et de la mémoire rurales.

Le tournage débute en juin 1974 dans les environs de Parme. Des problèmes apparaissent dès le début. Le scénario est constamment repris, ce qui oblige Bertolucci à interrompre le tournage à de nombreuses reprises, tandis que plusieurs acteurs prestigieux quittent la production : Orson Welles est remplacé par Burt Lancaster, et Maria Schneider par Stefania Sandrelli. Victime de son perfectionnisme, le cinéaste est contraint de prolonger le tournage sur plus de onze mois et dépasse son budget initial de trois millions de dollars. Bertolucci s’explique sur la durée peu commune du tournage :
« La fresque qu’était devenue 1900 est devenue un film interminable parce que certains films ont pour vocation de matérialiser les fantasmes enfantins de la toute puissance d’un réalisateur… Cela amène à multiplier les séquences à l’infini. L’histoire du cinéma est pleine de films qui essaient d’imiter la vie… Et la vie continue, tout comme le film… C’est comme s’il était animé d’une vie propre qui assure sa longévité… Le film et ma vie sont devenus inséparablement liés. Sans que je m’en aperçoive, je ne voulais plus que le film se termine… » (in Jean GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.)

En Italie, de nombreuses polémiques portent sur le montage et la durée du film, tandis que les milieux de gauche critiquent fortement l’interprétation historique du cinéaste. En France, certaines opinions de gauche, et en particulier celles qui s’inscrivent dans la ligne éditoriale du journal L’Humanité, paraissent plus favorables au film. Mais la querelle aux Etats-Unis est encore plus retentissante. La Paramount rejette Novecento, tandis qu’une partie des critiques new-yorkais, qui a vu le film dans sa version intégrale de 320 minutes lors de sa première projection à Cannes (Même s’il est hors compétition, 1900 représente le moment fort du festival de Cannes de 1976), signe une pétition pour sauvegarder l’aspect artistique de l’œuvre et pour éviter qu’elle ne soit raccourcie.

Le directeur général de la Paramount, Barry Diller, qui possède les droits de distribution du film aux Etats-Unis, refuse de l’acheter s’il dépasse la durée convenue de 90 minutes. L’affaire conduit Bertolucci en justice face à la Paramount. Parvenu à une entente, le cinéaste reprend le montage du film et propose une version de quatre heures et huit minutes qui serait exploitée en deux parties (On décide de scinder le film en deux parties et de le projeter en Italie, en France et en Allemagne en deux soirées consécutives), au grand mécontentement des critiques américaines qui affirment que Bertolucci a dégradé son œuvre pour des raisons purement commerciales (Le film est par la suite remonté et projeté dans sa version d’origine aux spectateurs américains.). Le public, quant à lui, reste aussi frileux que la critique. Novecento, bien qu’il crée un véritable événement cinématographique, ne remporte pas, hormis en Italie, un franc succès dans les salles.

Le contexte sociopolitique italien des années 1970 est inquiétant. Le pays a été touché ; quelques années plut tôt, par une contestation étudiante qui débute en 1966. Celle-ci s’accentue vers la fin de l’année 1967, et se transforme en une révolte dépassant de loin la violence contestataire que la France a pu connaître à cette époque. Les raisons de cette crise sont avant tout socio-économiques : la Péninsule connaît un chômage endémique, et le manque d’emplois qualifiés devient inacceptable pour une frange de la population qui a poursuivi des études supérieures. Les troubles étudiants révèlent ainsi la fragilité structurelle et le profond déséquilibre d’un pays qui pourtant connaît un développement économique conséquent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La lutte étudiante, qui pénètre dans le milieu des usines, reste assez inorganisée malgré sa récupération par les syndicats, tandis que le mouvement syndical se radicalise en 1969 et organise de nombreuses grèves dans le pays.

La contestation des années 1960, qui est apparue dans l’environnement des universités, s’introduit peu à peu à l’intérieur des structures étatiques, ce qui a pour conséquence d’affaiblir les institutions italiennes. Selon Sergio Romano, « La magistrature, et dans une phase postérieure les forces armées, sont les corps les plus touchés » (D’après Sergio ROMANO, Histoire de l’Italie du Risorgimento à nos jours, Paris, Seuil, Points Histoire, 1977, 393 p.). Cette situation révèle la fragilité de l’Etat italien. Une série de facteurs, tels que l’instabilité politique, la violence des revendications sociales, le dysfonctionnement des grandes institutions et des structures de la fonction publique, et surtout les attentats terroristes organisés par les Brigades rouges, accentuent la situation de crise qui touche le pays.

Ce contexte est aggravé par la condition économique du pays, par la dépréciation de la monnaie, la hausse des prix, du chômage, et de l’inflation. Les difficultés économiques s’intensifient davantage à la suite de la crise énergétique de 1973. Durant cette période, le Parti communiste italien se heurte aux changements sociaux et structurels de la société, à une importante contestation qui le remet en cause, et enfin aux aléas que connaît la sphère communiste à l’échelle internationale (notamment le Printemps de Prague et l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie en 1968). C’est dans ce contexte socio-économique que le PCI choisit d’adopter une nouvelle stratégie politique : « le compromis historique ».

Les dirigeants du Parti communiste qui succèdent à Palmiro Togliatti en 1964 poursuivent les mesures réformatrices et la déstalinisation de l’appareil communiste italien. En 1973, Rinascita publie trois articles d’Enrico Berlinguer (secrétaire général du PCI depuis 1969), qui ont une importante répercussion au sein du Parti communiste et de la vie politique du pays. Craignant de voir la société italienne se désagréger, Berlinguer veut adopter une politique de rénovation démocratique reposant sur une vaste coalition des forces sociales démocratiques et populaires afin de construire une alliance politique solide. Le secrétaire général propose ainsi ce qu’il nomme le « compromis historique », réunissant, autour du PCI, la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste.

Ce compromis permet de nuancer le profil idéologique du PCI. Il permet de présenter un langage qui rassure l’opinion publique et de proposer des solutions pour résoudre les troubles institutionnels et sociaux qui touchent l’Italie. Les communistes, alliés aux démocrates-chrétiens, se retrouvent de nouveau sur le devant de la scène politique et espèrent accéder au pouvoir.

Le PCI obtient 33,4 % des voix aux élections municipales et régionales de juin 1975, ce qui confirme l’efficacité de sa stratégie. Mais ce sont surtout lors des élections politiques du 20 juin 1976 que le Parti se distingue en réalisant le meilleur résultat de son histoire avec 34,4 % (la Démocratie chrétienne obtient 38,7 % des voix et le PS 9,6 %). Le PCI parvient à ce moment au plus haut de sa puissance durant les années 1970.

Participant à la nouvelle majorité politique constituée, il ne réussit cependant pas à améliorer la situation critique dont souffre l’Italie. Selon Marc Lazar, « Les quelques réformes qu’il obtient ne compensent pas aux yeux d’une partie de ses électeurs ou de ses adhérents, sa collaboration avec la démocratie chrétienne, parti honni » (D’après Marc LAZAR, Maisons rouges, Les Partis communistes français et italien de la Libération à nos jours, Paris, Aubier, Histoires, 1992, 419 p.). Aussi, le compromis historique aboutit-il à un naufrage politique, accentué par les multiples réticences provenant de l’intérieur même du PCI (Le PCI subit un échec aux élections de 1978, et quitte en janvier 1979 la majorité, sans pour autant abandonner la stratégie du « compromis historique ». Ce n’est qu’en novembre 1980 qu’il la délaisse en faveur de « l’alternative démocratique ».).

Face à la crise généralisée que connaît l’Italie, Bertolucci veut réaliser un film très optimiste. Selon les propos du cinéaste, recueillis lors d’un entretien avec Jean Gili, « Je crois qu’il y a dans 1900 un optimisme peut-être un peu volontaire qui est celui de quelqu’un qui milite dans un parti de gauche et qui ne peut s’empêcher de penser que la finalité de tous les efforts communs accomplis par les masses populaires soit la victoire. C’est disons le côté optimiste du film, mais au même moment il y a le désespoir de savoir que tout ce dont on parle est pour le moment un rêve, une utopie. Et cela dans le film est très désespéré » (D’après Jean GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. Cit.).

Bertolucci élabore 1900 alors que Berlinguer adopte sa nouvelle stratégie politique. Le cinéaste, intimement impliqué dans la vie politique du PCI, est profondément influencé par les orientations choisies par ses dirigeants depuis 1945. Il pense que 1900 est « un film communiste d’abord parce que c’est un film en synchronie avec la ligne du Parti communiste de tout l’après-guerre, de Togliatti jusqu’à Berlinguer (…). C’est un film non du compromis historique, non sur le compromis historique, mais un film qui est le compromis historique au cinéma. Je donne au compromis historique une signification très haute parce que selon moi, c’est la chose la plus importante qui soit apparue sur le plan politique dans ce pays au cours de ces dernières années, la plus importante avec le dernier discours de Berlinguer sur l’austérité, un discours qui était l’objet d’équivoques et qui a été incompris même à l’intérieur du Parti communiste » (Jean GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.). 1900 évoque ainsi, à travers le prisme socio-politique des années 1970, une histoire de la lutte des classes durant la première moitié du XXe siècle en Emilie.

Partie 1 : Les réactions de la critique italienne et française

Bertolucci s’est exprimé en 1981 sur la réception critique de son œuvre cinématographique : « Quand même, je n’ai pas été gâté par la critique, lorsque la critique française était très bonne, l’italienne était terrible, et le contraire. J’ai une histoire de rapports avec la critique telle que j’ai dû m’habituer à ne pas en souffrir trop » (D’après Pascal BONITZER, Serge DANEY, Entretien avec Bertolucci, in Les cahiers du cinéma, nº 330, décembre 1981). Pour Pitiot et Mirabella, les journalistes ont exploité à outrance la dimension politique des films du réalisateur. « C’est dans “Ombre rosse” ou encore dans les “Quaderni Piacentini” que nous trouvons souvent l’attitude la plus négative à l’égard de Bertolucci, et ce dès le début des années 60. (…) Il faudra pratiquement attendre une décennie pour que la critique italienne considère le réalisateur émilien comme un auteur mûr et représentatif, digne de s’inscrire dans une certaine continuité cinématographique italienne de qualité » (D’après Pierre PITIOT et Jean-Claude MIRABELLA, Sur Bertolucci, Castelnau-le-Lez, Editions Climats, 1991,125 p).

Jean A. Gili remarque que le film « suscite de violentes polémiques et des accusations de la part de certains milieux de gauche » (D’après Jean A. GILI, Le cinéma italien, Paris, Editions de la Martinière, Cinéma, 1996, 359 p.) lors de sa sortie dans les salles italiennes en septembre 1976. À l’époque, Bertolucci explique dans La Republica (19-20 septembre 1976) les raisons de cette réaction : « 1900 les irrite parce que c’est le film du compromis historique » (Jean A. GILI, Le cinéma italien, op. cit.). Selon lui, la Fédération de la jeunesse communiste, contrairement au Comité central du PCI, a été très enthousiaste et s’est beaucoup reconnue dans le film. Il déclare également que, sans évoquer Berlinguer (« Je ne sais si Berlinguer a vu Novecento : j’ai essayé de lui faire voir le film mais il y a toujours eu quelqu’un ou quelque chose qui m’en a empêché » (cf. Jean GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.), les réactions des dirigeants politiques du PCI ont été très décevantes pour lui. Pour appuyer cette impression, il raconte, lors d’une entrevue, l’attitude de Giancarlo Pajetta, l’un des dirigeants du Parti à l’époque. « Après la première partie du film, Pajetta m’a dit qu’il aurait voulu m’embrasser en pleurant. Après la seconde, il était furibond, pour la fin du film, pour la dernière séquence, celle qui provoque un état de crise chez les camarades communistes, ceux qui sont au sommet du parti. Pourquoi cette réaction ? D’abord parce qu’ils sont liés à une lecture qui impose la nécessité d’une historicisation : l’histoire telle qu’on la lit dans les livres d’histoire écrite par des historiens. Ils ne réussissent pas avoir quelque chose de différent. Pajetta m’a dit comme première remarque : « nous n’avons jamais fait de procès aux patrons » dommage lui ai-je répondu, et tu ne veux même pas qu’on puisse les faire en rêve, dans un film ? Ensuite il m’a dit que le sentiment de la séquence ne lui plaisait pas. Il le trouvait peut-être un peu triomphaliste. Là il y a une espèce de modestie et de timidité de la part du leader communiste : voir la joie, le bonheur, le triomphalisme, des paysans déchaînés dans le bal, avec les drapeaux rouges, la musique… Tout cela le mettait dans l’embarras : « nous n’avons jamais été comme ça, il n’y a jamais eu cette explosion de joie » » (D’après Jean A. GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.). Pour Bertolucci, Pajetta n’a pas réussi à opérer la transposition entre ses souvenirs et le discours du film, et cela malgré les éclaircissements apportés par le cinéaste sur la séquence utopique du 25 avril 1945. Un bon nombre d’opinions défavorables se cristallise ainsi autour de la valeur historique de 1900.

Section 1 : Les polémiques suscitées par le film

En France, la traduction du titre italien est inadéquate. En effet « Novecento » désigne le « XXe siècle », et non « 1900 ». Plusieurs articles évoquent ce dilemme. Citons la revue Positif qui souligne que cette mauvaise traduction « réduit stupidement l’ambition de l’œuvre, lui donne une coloration rétro qu’elle n’a pas » (D’après Michel CIMENT, « Dialectique ou barres parallèles ? (1900), in Positif, n°183-184, juillet-août 1976, pp. 112-114.), et Ecran 76 qui exprime une opinion similaire dans une note de sa rédaction : « Ce titre français, résultant d’un faux sens de traduction, s’avère fâcheusement limitatif et réducteur » (D’après Gérard LENNE, « Le Glaive et la balance (1900) », in Ecran 76, n°51, octobre 1976, pp. 51-53). L’œuvre est donc mutilée dès le départ.

Une grande partie de la critique française et italienne accueille très frileusement 1900.

Premièrement, un certain nombre de journalistes insiste sur l’imprécision et le manque de maîtrise dont a fait preuve le cinéaste. Lino Micciché (cf. L’Avanti, Lino MICCICHE, in L’Avanti, 4 septembre 1976.), insiste également sur l’aspect brouillon du film : cédant à l’imaginaire, Bertolucci ne parvient pas à créer un rapport dialectique avec le spectateur, en construisant la saga du film « comme totalité, comme vécu historique, comme réalité autosuffisante qui renvoie à elle-même » (Lino MICCICHE, in L’Avanti, op. cit). François Forestier avance dans L’express que : « Cinéma de l’utopie, cinéma de combat, 1900 est une œuvre démesurée. Est-ce l’importance des moyens mis en œuvre, est-ce la conception de l’ensemble ? Ce film a la beauté d’une bataille perdue » (Cité par Albert CERVONI, « Novecento, simplement de la haute voltige ?», in Cinéma 76, n°214, octobre 1976, pp. 102-105)). Serge Toubiana, dans les Cahiers du Cinéma (Serge TOUBIANA, « Le ballon rouge (Novecento) », in Cahiers du Cinéma, n°270, septembre-octobre 1976, pp.58-60), soutient que Bertolucci, tout en renouant avec la tradition du roman réaliste du XIXe siècle, dont la force provient de la minutie à décrire les classes sociales, est loin de parvenir à une telle précision.

La presse souligne également les carences discursives de 1900 et la lourdeur de son message politique. Selon Forestier, le contexte politique de l’œuvre reste imprécis et le rôle joué par le mouvement ouvrier et les partis politiques est inexistant : « La volonté révolutionnaire se noie en fait dans le romantisme de la Révolution. Bertolucci visiblement regrette de ne pas être un cinéaste soviétique de la grande époque (un Dovjenko italien ?) » (Cité par Albert CERVONI, « Novecento, simplement de la haute voltige ?», op. cit). Pour Michel Ciment, le fait « d’idéaliser le prolétariat interdit à Bertolucci de démonter le mécanisme de l’adhésion des masses au fascisme» (Michel CIMENT, « Dialectique ou barres parallèles ? », op. cit.). On ne semble pas pardonner à Bertolucci d’avoir dénigré l’explication des facteurs historiques au profit de l’exposition de son idéologie et de son engagement politique. « En voulant inscrire son film dans la perspective du compromis historique, Bertolucci se trouve prisonnier d’une plate-forme électorale » (Michel CIMENT, « Dialectique ou barres parallèles ? », op. cit.). Pour Serge Toubiana, l’œuvre est à l’évidence au service du Parti communiste italien : « Novecento est dédié à Berlinguer de la même façon que, au temps des rois, un artiste offrait son oeuvre d’art au pouvoir. Il y a un aristocratisme du rapport de Bertolucci à la politique » (Serge TOUBIANA, « Le ballon rouge (Novecento) », op. cit.). Le critique met au jour un double cautionnement : « une officialisation réciproque de l’art et de la politique, d’un art pour une politique, d’une politique pour un art. Nous sommes très loin de l’image libérale du communisme italien » (Serge TOUBIANA, « Le ballon rouge (Novecento) », op. cit.). Cette remarque a tendance à accorder en filigrane une composante stalinienne à l’œuvre, et remet en cause l’aspect du compromis historique.

Ces points de vue amènent les critiques à considérer 1900 comme un film simpliste. Pour Toubiana, Bertolucci cultive la simplification afin de permettre au public américain de comprendre l’histoire populaire italienne, « d’où manichéisme, schématisme, mythologie, pour blober le public » (Serge TOUBIANA, « Le ballon rouge (Novecento) », op. cit.). Michel Ciment le précise, « en conciliant simplicité naïve et exigence politique complexe que mène aujourd’hui son parti, cela devient en fait du manichéisme, car il y a une carence dans l’analyse des raisons pour lesquelles les paysans, à la fin du film, rendent les armes » (Michel CIMENT, « Dialectique ou barres parallèles ? », op. cit).

Section 2 : La remise en cause des détracteurs

D’autres avis plus minoritaires protestent contre l’âpreté de ces propos. Gérard Lenne, dans Ecran 76 (Gérard LENNE, « Le Glaive et la balance (1900) », op. cit), avance que 1900 est un événement majeur du Festival de Cannes et un monument du cinéma. Contrairement à Forestier, Albert Cervoni affirme dans Cinéma 76 (Albert CERVONI, « Novecento, simplement de la haute voltige ? », op. cit) que le film est très soigné. Selon Jean-Louis Bory, « pour éviter le danger de la schématisation qui est non seulement le mensonge mais la froideur de l’abstraction, Bertolucci prend soin d’inscrire son épopée dans un paysage précis, il l’enracine dans une terre qui n’est pas n’importe quelle terre» (Jean-Louis BORY, in Le Nouvel Observateur, op. cit.).

Les critiques favorables à 1900 profitent de l’opportunité pour remettre en cause une certaine conception de la critique cinématographique. C’est le cas de Lenne : « mais en l’occurrence, le film est de ceux qui réclament ou l’enthousiasme ou le rejet. Une bataille est engagée, qui n’a rien d’une bataille d’Hernani reposant sur des critères formels et le critique se doit de se ranger d’un côté ou de l’autre » (Gérard LENNE, « Le Glaive et la balance (1900) », op. cit). C’est aussi et surtout le cas de Albert Cervoni, qui s’insurge contre une partie de la critique : « On a vu ainsi se démasquer nombre de critiques qui se donnent des airs progressistes, qui jouissent d’une réputation, et qui brusquement regardaient comme un morceau de propagande, long et ennuyeux, la deuxième partie (tiens ! pourquoi donc ?) de 1900 » (Gérard LENNE, « Le Glaive et la balance (1900) », op. cit). En conséquence, si la première partie dérange moins que la seconde, c’est parce qu’elle « décrit dans la joie et l’enthousiasme la libération des opprimés qui fait tellement trembler les profiteurs d’un ordre injuste, c’est parce qu’elle montre clairement, simplement et sereinement ce qu’est une révolution – et comme chacun sait, bien sûr, ce n’est pas un dîner de gala » (Gérard LENNE, « Le Glaive et la balance (1900) », op. cit). Cervoni met ensuite en valeur l’aspect stratégique de réaliser un film communiste avec des moyens capitalistes : « Bertolucci s’est lancé dans cette épopée. Il a obtenu les moyens capitalistes d’un film communiste. (…)Tant pis, tant mieux si des capitalistes ont été assez bêtes pour donner des sous qui feront économiquement des petits à brève échéance, mais qui politiquement risquent de signifier un mauvais investissement ultérieur » (Albert CERVONI, « Novecento, simplement de la haute voltige ? », op. cit).

On réfute enfin les critiques qui regrettent le manque d’explications historiques et l’excès de manichéisme. Cervoni affirme que le fascisme est « identifié dans et par le film » (Albert CERVONI, « Novecento, simplement de la haute voltige ? », op. cit). Même chose pour Lenne : « tous les films devraient, comme celui-ci, inscrire leur histoire dans l’Histoire, directement ou indirectement. (…) Ici, l’Histoire n’est pas seulement un background pour les états d’âme des protagonistes… » (Gérard LENNE, « Le Glaive et la balance (1900) », op. cit). Pour lui, les journalistes qui dénoncent le manichéisme du film renvoie à deux niveaux d’interprétation. « Le premier, directement politique, offre une réfutation simultanée : les accusateurs de manichéisme se dénoncent par-là même, en se plaçant dans un système moral, comme partisans d’un humanisme qui est incapable de comprendre même la notion de lutte des classes. Le second est plus périlleux, puisqu’il concerne le parti-pris symbolique du film (…). Ce qui est symbole serait lourd, déplacé, contrairement à ce qui est observation, récréation à l’écran d’un monde, approche de la nature, bref à ce qui est naturalisme » (Gérard LENNE, « Le Glaive et la balance (1900) », op. Cit).

Les opinions sur le film se regroupent donc autour de deux pôles d’opinion, qui vont de l’encensement (on peut citer à ce sujet L’Humanité du 24 mai 1976 : « l’exemple le plus grandiose jusqu’à présent en Occident d’un grand film politique, d’une grande fresque épique et populaire ») à la radicalisation de son rejet. Cependant, les critiques de 1900 ont créé une polémique qui dépasse largement le cadre de l’œuvre, pour soulever des problématiques aussi diverses que l’idéologie politique des années 1970, ou l’art et la manière d’aborder le cinéma.

Section 3 : La réhabilitation de 1900 par les historiens du cinéma

Les historiens sont depuis revenus sur les aspects de cette polémique. Pierre Pitiot déclare : « Pour certains critiques français, 1900 a été l’objet d’un formidable malentendu critique. J’ai rarement vu des critiques par ailleurs estimables faire preuve d’autant d’incompréhension sur un film parce qu’ils sont vraiment restés à la surface des choses, au contenu… » (Pierre PITIOT et Jean-Claude MIRABELLA, Sur Bertolucci, op. cit).

Trois points de vue sont particulièrement significatifs quant à l’évolution de la perception du film. Joël Magny (Joël MAGNY, « Dimension politique de l’œuvre de Bernardo Bertolucci de Prima della Revoluzione à Novecento », in Michel ESTEVE (présenté par), Bernardo Bertolucci, Paris, Etudes Cinématographiques, n°122-126, 1979, 142 p.) pense, dès la fin des années 1970, que 1900 représente un nouveau type de film politique. Pour l’auteur, c’est la raison pour laquelle il a été mal accepté en 1976. « 1900 n’est pas le film politique intégré dans un discours marxiste de circonstances, sinon de propagande, qu’on a parfois voulu y voir. Et prouve que Bertolucci ne milite pas pour se taire » (Joël MAGNY, « Dimension politique de l’œuvre de Bernardo Bertolucci de Prima della Revoluzione à Novecento », op. cit).

Laurence Schifano explique le rejet du film pour deux raisons. Le premier est socio-économique : « 1900 est le plus hollywoodien de tous les films italiens, et pour cela le plus unanimement rejeté par la critique » (Laurence SCHIFANO, Le cinéma italien de 1945 à nos jours (Crise et création), op. cit), tandis que le second est politique : « Bertolucci élevait selon sa propre expression « un énorme monument à la contradiction ». Le défi était tel que la gauche rejeta le film pour confusion idéologique et complaisance narcissique » (Laurence SCHIFANO, Le cinéma italien de 1945 à nos jours, op. cit). L’auteur cite Brunetta, qui affirme que 1900 est « la première grande tentative de récupérer le sens d’une culture et d’une mémoire historique à travers la mesure paysanne » (Laurence SCHIFANO, Le cinéma italien de 1945 à nos jours, op. cit).

Jean A. Gili explique enfin la mauvaise réception du film à cause de son aspect démesuré : « Le film de Bertolucci constitue une des entreprises les plus ambitieuses de toute l’histoire de la cinématographie italienne » (Jean A. GILI, Le cinéma italien, Paris, Editions de la Martinière, Cinéma, 1996, 359 p.). Il cite Sauro Borelli, qui retourne la critique totalisante du film pour en faire sa vraie force : « En substance, le film s’impose, encore et toujours, comme une saga aux tons mélodramatiques, souvent sanglants, dilatée en un raccourci socio-politique d’une imposante poétique visionnaire. Certes, dans une analyse rigoureuse sur le plan spécifiquement idéologique ou sur celui plus particulièrement spectaculaire, affleurent çà et là des zones d’ombre, des simplifications, des ambiguïtés ; cela dit, c’est vraiment dans le contexte du dessein totalisant de cette épopée populaire que Novecento grandit et se charpente dans toute sa complexe et efficace structure dramatique » (Sauro BORELLI, « Novecento », in In viagio con Bernardo. Il cinema di Bernardo Bertolucci, Marsilio, Venise, 1994). Ces réflexions prouvent ainsi que 1900 a été largement réhabilité par les historiens du cinéma, qui ont reconnu son indéniable valeur artistique et discursive.

Partie 2 : Le discours politique du film

Comme le souligne Joël Magny, 1900 « peut être lu comme un hymne au peuple par un bourgeois, l’aventure d’un bourgeois qui se projette dans le rôle du prolétariat à l’aide d’un film » (Joël MAGNY, « Dimension politique de l’œuvre de Bernardo Bertolucci de Prima della Revoluzione à Novecento », op. cit). Le « compromis historique » (cf. un événement dans le cinéma italien des années 1970) est le concept-clé dont dépend le dispositif politique du film. Bertolucci établit un consensus entre la « bourgeoisie », assimilée à Alfredo et la Démocratie chrétienne, et le prolétariat, représenté par Olmo et le PCI. Dès lors, l’œuvre devient le « compromis historique », car elle démontre de quelle manière les deux mondes ont pu parvenir à une alliance dans les années 1970. De prime abord, l’opposition de la famille d’Olmo et d’Afredo, principal leitmotiv du récit, semble irréductible. On peut cependant trouver des points de césure entre chacune de ces classes sociales.

Section 1 : Alfredo : les deux éléments du compromis historique

Les conflictualités sociales se matérialisent d’abord à partir d’une simple anecdote familiale. Alfredo l’aïeul n’admet pas qu’un petit-fils de paysan puisse naître avant le sien, tandis que Leo, le grand-père d’Olmo, refuse de boire avec son patron à la santé des nouveau-nés.

Le premier véritable incident apparaît peu après la tempête. Bertolucci insiste sur l’avidité de Giovanni Berlinghieri, le fils d’Alfredo : étant donné que la moitié de la récolte a été perdue, celui-ci impose à ses métayers de se contenter d’une demi paye. Cette décision suscite la colère des paysans. La rupture entre les deux classes est engagée, tandis que l’autorité du maître commence à être remise en cause. Le moment de lutte le plus intense du premier acte apparaît lorsque Olmo prend la défense d’Oreste. En obligeant ses métayers à quitter le domaine, Giovanni ne respecte pas le contrat qu’il a signé avec eux. Les familles refusent cependant de partir, et le patron décide de faire intervenir l’armée.

Olmo et Alfredo sont nés le même jour, sur la même terre, et deviennent pourtant deux figures opposées. Ainsi, nombreuses sont les séquences qui exposent les rivalités entre les deux personnages. Par exemple, dans la séquence des vers à soie, les enfants se disputent sur une aire de jeu politico-sociale. Leurs chamailleries s’organisent autour de la thématique de l’indépendance et de la propriété : à qui appartiennent les vers, qui dirige l’autre, qui est libre, etc.

Le concept du compromis ne fonctionne pas, puisque le prolétariat et la bourgeoisie restent divisés. Pourtant, si la lutte entre paysans et patrons semble inéluctable, une étude plus approfondie montre que de nombreuses connexions sont possibles à l’intérieur de ce système conflictuel. Selon nous, c’est l’analyse des liens de sociabilité entre ces deux mondes qui est déterminante pour révéler le compromis historique, transposé métaphoriquement dans la première moitié du siècle.

Les rapports sociaux s’élaborent à plusieurs degrés. Bertolucci joue sur les contradictions, et dévoile les différences comportementales entre les familles. Par exemple, deux séquences montrent l’intimité des Dalcò et des Berlinghieri. La première révèle la fraternité des métayers, et la seconde l’égoïsme mesquin de leurs maîtres.

Les paysans ne veulent pas boire avec leur patron. Cependant Alfredo l’aïeul insiste : il ouvre la bouteille, boit au goulot et demande à Leo de trinquer avec lui. Ce dernier refuse de le faire. Il se met à aiguiser sa faux et continue les moissons. Alfredo pose alors la bouteille devant Leo, juste à l’endroit où doit passer la lame de son outil. Encore un geste et Léo détruit la bouteille. Celui-ci s’arrête de travailler, regarde son patron, et accepte finalement de boire avec lui. Les autres paysans suivent l’exemple du patriarche. Cette séquence nous montre qu’un paysan ne détruit pas un produit provenant de la terre, car il lui voue un profond attachement.

Un autre passage du film met en relation ce type de comportement, mais cette fois du côté du patron. Dans une autre séquence, Alfredo l’ancien demande à une fillette de l’accompagner. Il la mène dans l’étable et lui demande de prendre un sceau et de traire une vache. Alfredo se déchausse ensuite et plonge ses pieds dans la bouse tout en buvant le lait. Il est le propriétaire, mais il a besoin, tout comme ses métayers, du contact avec cette terre qui lui appartient.

Si le cinéaste montre l’existence de rapports étroits entre Leo et Alfredo l’aïeul, il insiste sur le fait que Giovanni, qui succède à son père à la direction du domaine, n’a absolument rien en commun avec ses métayers, qu’il considère avec dédain. Sa génération s’oppose à celle d’Olmo, tandis que ce dernier entretient une relation ambiguë avec Alfredo le jeune. Pourtant, leur amitié est le point de suture qui unit les deux mondes.

La situation évolue considérablement lorsque Alfredo succède à Giovanni, et que le fascisme fait son apparition. A partir de ce moment, la suite du film nous montre l’étiolement progressif de l’amitié des deux protagonistes. Seules les deux dernières séquences leur permettent de se rejoindre, favorisant ainsi l’alliance du « compromis ».

Le procès populaire d’Alfredo se conclut sur la mort utopique du patron. Un camion de partisans arrive sur la place du domaine. Il s’agit du Comité de libération nationale, qui représente les démocrates-chrétiens, les libéraux, les socialistes, les communistes, et le Parti d’Action. La Seconde Guerre mondiale est terminée, et les partisans demandent aux paysans de déposer les armes afin d’assurer l’ordre public. Ceux-ci refusent, mais Olmo, après avoir tiré plusieurs coups de feu, pose sa mitraillette dans le camion. Les autres suivent son exemple. La Révolution n’a donc pas lieu : les paysans ne prennent pas le pouvoir. Plus d’une trentaine d’années plus tard, ce rendez-vous manqué aboutit au compromis historique, puisque la lutte des classes continue toujours.

En effet, après avoir déposé les armes, la foule se met à chanter, et emporte l’immense drapeau rouge au loin. Alfredo reste seul avec Olmo, et lui dit : « Le patron est vivant », ce qui signifie que la lutte des classes n’est pas encore achevée. Olmo l’empoigne, et les deux amis se battent comme des enfants, tout en marchant du même pas. Ils continuent ce jeu dans la séquence finale, alors qu’ils sont devenus des vieillards. Le « compromis historique » aboutit enfin : malgré les antagonismes, les prolétaires et les bourgeois adopte un consensus politique.

Dans 1900, Olmo et Alfredo sont les deux éléments moteurs de cette stratégie. Le film ne repose donc pas, comme l’avait souligné une partie de la critique, sur un principe manichéen. La lutte des classes ne dépend pas d’une conception sociale fermée. Le compromis historique s’agence ainsi à partir d’un double rapport de collaboration et de confrontation. Bertolucci réinterprète par conséquent la doctrine marxiste à la lumière du concept de Berlinguer. On ne peut donc considérer 1900 comme un film « stalinien », puisqu’il s’insère dans le courant réformateur du PCI.

Section 2 : La cohésion sociale et politique des paysans

Pour Leo, « D’abord il y a eu les paysans et ensuite les maîtres ». Le doyen des Dalcò, a une perspective marxiste de l’histoire, sans pour autant avoir reçu d’éducation politique. Dans 1900, l’adhésion des paysans à l’idéologie communiste est donc instinctive. Cette vision du prolétariat rural est spécifique à Bertolucci.

En effet, dans le Manifeste communiste, Marx et Engels avancent que « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes » (Cf. Karl MARX, Friedrich ENGELS, Le Manifeste communiste (in Tome I, Economie 1), Paris, La Pléiade, 2000 p). Chaque époque détient son mode de production, et donc ses exploiteurs et ses exploités. Le fait nouveau de la société moderne est la tendance à une bipolarisation autour de deux classes antagonistes : la bourgeoisie et le prolétariat. Du reste, faut-il concevoir la conscience de classe comme un critère d’identification à celle-ci ? Marx se pose cette question à propos de la paysannerie française face au coup d’Etat du 2 décembre 1851 de Louis Napoléon Bonaparte (Cf. Karl MARX, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte (in Tome IV, politique 1), Paris, La Pléiade, 1968 p.). Même si les paysans ont des conditions de vie similaires, Marx conclut qu’ils ne représentent pas une classe dans la mesure où il n’y a entre eux aucune organisation sociale ou politique.

De ce fait, le « concept de l’instinct » neutralise cette thèse. Sur ce point, Bertolucci paraît plus marxien que marxiste. En effet, il révise les thèse de Marx en avançant que le socialisme est inné chez les paysans.

La séquence du repas des Dalcò démontre que la famille est animée par un système de valeur communautaire reposant sur la solidarité et la générosité. Leo regarde sa famille souper, puis il entend quelqu’un sangloter et paraît s’en inquiéter. C’est la mère d’Olmo qui pleure, car elle est obligée d’envoyer son fils dans un séminaire. Leo appelle son petit-fils. L’enfant saute sur la table et s’avance vers le patriarche. Leo lui affirme qu’il restera toujours un paysan, et qu’il ne rentrera jamais dans les ordres. Olmo a un sous en poche. Leo se lève doucement et tend la main. Olmo lui donne la pièce : « Si c’est à toi, c’est à nous tous ! », lui dit son grand-père. Le réalisateur dresse un portrait idyllique de la paysannerie, qui semble naturellement porté vers le communiste.

Un autre passage significatif est celui dans lequel Leo s’oppose à la grève. Le paysan n’est pas favorable à ce type d’action politique. « Vous savez ce que ça veut dire que ces mains ne travaillent plus ? Qu’elles ne sèment plus, qu’elles ne moissonnent plus. On ne trait plus les vaches, plus de lait ! Tout le monde se croise les bras. Et pendant ce temps la terre meurt ! Vous en avez le courage ? ». Cependant, le patriarche finit par rejoindre le mouvement car il retrouve chez les grévistes la même solidarité qui règne dans sa demeure.

Mais c’est surtout l’activisme politique d’Olmo qui maintient l’unité politique de sa classe sociale. Olmo et Anita prennent la défense d’Oreste et de sa famille face à l’armée. Les femmes se regroupent autour d’Anita, et s’allongent sur la route pour empêcher les soldats de passer. Les hommes ont saisi des piques pour se défendre. Les femmes chantent. L’escadron charge, fait halte devant l’attroupement, puis rebrousse chemin, au grand mécontentement des patrons.

La montée en puissance du fascisme rompt l’espoir des paysans. La fonction d’Olmo est dès lors de raviver en eux la flamme de la Révolution. Le protagoniste montre dans une séquence une feuille de journal, imprimée par des camarades du Parti. Un paysan semble découragé et affirme que le Parti n’existe plus. Ce sur quoi Olmo répond : « Le parti ! Belle excuse ! Le Parti c’est toi et tu le sais. C’est Eugenia, c’est Enzo, c’est Armando ! Et de l’autre côté du fleuve, la famille Azzali ! Et là-bas, la famille du Borgne ! C’est ça le Parti, partout où quelqu’un travaille ! Derrière les barreaux des prisons ! Des milliers de camarades … C’est ça le Parti ! Dis-lui toi Eugénia ! » En entendant ces paroles, celle-ci se met à chanter, tandis que le paysan a de nouveau foi en l’avenir.

Section 3 : La fonction du fascisme

Bertolucci ne montre pas les étapes de l’adhésion des masses à la doctrine de Mussolini. Au contraire, le cinéaste synthétise la naissance du fascisme en la réduisant à un événement fondateur. Les patrons se retrouvent premièrement dans une église et décident de subventionner la répression contre les communistes. Cette décision favorise l’émergence des chemises noires, et démontre que les causes du fascisme sont uniquement liées à la peur du bolchevisme et du désordre social.

Dans le second épisode, le principal adversaire politique des communistes est Attila. Celui-ci apparaît pour la première fois lorsqu’Olmo revient de la Guerre, alors qu’il vient d’être engagé par Giovanni comme nouveau régisseur de la propriété. Sa démence, nourrie par l’arrivisme de sa compagne Regina, le poussent à commettre des crimes abominables, tels que le viol du jeune Patrizio et l’assassinat de la veuve Pioppi. Bertolucci a voulu donner à ce chef local des chemises noires une portée universaliste. Attila représente donc « une métaphore non du fascisme qui va de 1921 à 1945, mais du fascisme de toujours, le fascisme comme dimension spirituelle, le fascisme comme projection du monstre intérieur » (Cf. Jean A. GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit). C’est d’ailleurs pour cette raison que Bertolucci choisit Donald Sutherland pour interpréter le rôle d’Attila : il a préféré prendre un acteur américain plutôt qu’italien pour accroître justement cette universalité du phénomène fasciste.

L’attitude d’Alfredo envers Attila est ambiguë : tout en refusant de collaborer avec les fascistes, le patron ne prend aucune décision pour les empêcher d’agir. Bertolucci veut certainement prouver que c’est l’immobilisme et la naïveté du personnage qui permettent au fascisme de s’épanouir. Alfredo pense pouvoir contenir les chemises noires, alors que le film nous démontre que ces derniers manipulent les patrons – qu’ils méprisent – pour servir leurs intérêts personnels.

Alfredo parvient cependant à renvoyer le régisseur, mais seulement après la disparition d’Olmo. Bertolucci s’explique à ce sujet : « Alfredo ne trouve le courage et la force de se libérer d’Attila qu’au moment seulement où son alter ego, Olmo, s’en est allé. Alfredo n’est pas son grand-père, ni son père. Alfredo est déjà un dorothéen, un démocrate-chrétien, il invente des extrémismes opposés et, indirectement même, inconsciemment même utilise continuellement Attila contre Olmo, et vice versa. En l’absence d’Olmo il peut se séparer d’Attila et le licencier. Il n’a plus besoin de quelqu’un qui serve de filtre par rapport à Olmo » (Cf. Jean A. GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit).

Le patron affirme, lors de son procès populaire qu’il n’a jamais fait de mal à quiconque. Mais selon Olmo, « Les patrons sont hypocrites. Ils ont vidé les prisons pour y mettre les communistes. Et ils ont fait germer le fascisme et la guerre. Et ce sont les pauvres qui ont été sacrifiés ». Cette phrase nous montre, outre la complicité du patronat, que le fascisme a été un facteur de dissension entre les deux classes sociales. Dans 1900, l’apparition et l’ascension du fascisme symbolisent un anti-compromis, un phénomène historique qui empêche momentanément les patrons et les paysans de se rapprocher politiquement. Le consensus peut donc aboutir grâce à l’éradication d’Attila. Le compromis est dès lors politiquement et socialement envisageable.

Partie 3 : La mise en récit de l’histoire

Le mode fictionnel permet à Bernardo Bertolucci d’élaborer la trame événementielle de 1900 en simplifiant la complexité des phénomènes historiques qui compose le récit.

L’intrigue de 1900 se réfère à l’ensemble narratif contenant les événements qui surviennent dans le film. Celle-ci équivaut à la représentation du « compromis historique », c’est à dire l’alliance politique des prolétaires et des bourgeois. Ce concept est projeté dans le passé, à travers le destin croisé d’Olmo et d’Alfredo, qui vivent la montée du fascisme, épisode historique s’insérant dans la lutte des classes.
Section 1 : Le déroulement de l’intrigue

1900 débute par la disparition de Verdi et se termine sur la mort utopique du patron, qui préfigure le compromis historique. Bertolucci, à l’instar de l’historien face à son objet d’étude, préfère traiter certains événements plutôt que d’autres pour développer son récit. Par exemple, étant donné que le fascisme n’est qu’un épisode de la lutte des classes, le cinéaste ne ressent pas la nécessité d’explorer profondément les raisons de son apparition. Le réalisateur accorde aux faits l’importance qu’ils méritent non dans l’histoire, mais par rapport à son sujet.

Bertolucci a par ailleurs choisi une échelle historique dont la distance focale s’établit en fonction de l’espace territorial circonscrit dans le film. Le récit de 1900 se déroule dans un micro-espace rural de l’Emilie, qui s’étend autour d’une vingtaine de kilomètres de campagne entre le domaine agraire des Berlinghieri (constiutée de la maison familiale, des champs et des communs où habitent les Dalcò) et la ville voisine.

Par le choix de l’intrigue, le cinéaste découpe son film à l’intérieur du tissu événementiel de l’histoire. Les faits qu’il élabore ne sont pas isolés : ils s’imbriquent et se composent les uns par rapports aux autres. Ainsi, on ne relève la présence d’événements qui n’existent qu’au regard du microcosme. La conflictualité sociale de 1900 fait ainsi intervenir des acteurs de la « petite » histoire. Elle est structurée en une série d’épisodes événementiels qui élabore l’évolution de la vie des deux personnages principaux et de leur entourage. Le film évoque ainsi des personnages historiques « mineurs » et non des leaders communistes ou des chefs de file du Parti fasciste. Par exemple, Mussolini n’a pas d’incidence majeure dans le microcosme, contrairement à Attila. C’est lui, le chef local des chemises noires, qui incarne le fascisme, et non le Duce. L’un des événements historiques primordiaux est donc l’arrivée du régisseur dans la propriété des Berlinghieri.
Section 2 : Le temps historique

Michel Serceau considère le cinéma comme l’art du montage et de la manipulation du temps. « Le temps du récit se concentre autour de quelques séquences, entre lesquelles il n’y a guère que des moments de transition, faits pour rendre formellement compte du temps qui passe et a passé » (Michel SERCEAU, Etudier le cinéma, Paris, Editions du Temps, 2001, 255 p). Le déroulement narratif de 1900 n’est pas linéaire : il est structuré par un flash-back de quarante-quatre ans et une ellipse d’une trentaine d’années qui clôt le film. Nous pouvons décomposer la trame narrative de Novecento en plusieurs parties, correspondant chacune aux différentes temporalités du récit filmique.

Différents cartons, tels que « 25 avril 1945 jour de la Libération » ou « Bien des années auparavant », indiquent le marquage temporel permettant au spectateur de comprendre les différents sauts dans le temps diégétique. Aucune indication temporelle n’apparaît cependant au début de la quatrième partie. On suppose, vu l’âge très avancé d’Olmo et d’Alfredo, que nous sommes dans la seconde moitié des ann&eacu

Titre original : Novecento

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Durée : 320 mn


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