« Pourquoi tu commences par une tragi-comédie où tu joues toi-même.
Pourquoi tu t’en détournes pour aller vers des films expérimentaux et muets.
Pourquoi ceux-là achevés de l’autre côté de l’océan, tu reviens par ici à la narration.
Pourquoi tu ne joues plus et puis tu fais une comédie musicale.
Pourquoi tu fais des documentaires et puis tu adaptes Proust.
Pourquoi tu écris aussi, une pièce, un récit.
Pourquoi tu fais des films sur la musique.
Et enfin à nouveau une comédie.
Et puis aussi tu fais des installations. Sans te prendre pour une artiste.
À cause du mot artiste. »¹
L’exposition Travelling, actuellement au Jeu de Paume à Paris, s’ouvre sur cette citation mettant en exergue la diversité et la complexité du parcours artistique de Chantal Akerman (1950-2015). En lisant ces mots, le visiteur s’apprête à découvrir cette carrière protéiforme, sans cesse en mouvement, entre plusieurs continents, différents média et expérimentations formelles. Si Chantal Akerman est notamment connue du grand public pour son film Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1976), l’artiste a également entamé une carrière de vidéaste à la fin des années 1990. À l’aube du XXIème siècle et l’essor de l’ère numérique, de nombreux cinéastes, tels que Jean-Luc Godard ou Agnès Varda se sont dirigés vers les musées et se sont libérés par la même occasion des contraintes traditionnelles de la salle de cinéma. Chantal Akerman fut l’une des premières cinéastes en France à s’approprier les espaces de l’art contemporain, lui permettant de réemployer les images de ses films et de renouveler sa pratique. Elle a d’ailleurs participé de son vivant à plusieurs événements majeurs du monde de l’art contemporain tels que les Biennales de Venise ou la Documenta 11 de Cassel. L’exposition Travelling se compose de six installations vidéo, de documents d’archives et de plusieurs courts-métrages, proposant ainsi de suivre de près la carrière mouvementée de Chantal Akerman. L’idée du travelling se retrouve également dans le dispositif de l’une des œuvres centrales de l’exposition : D’Est, au bord de la Fiction (1995), installation qui a marqué l’entrée de la cinéaste dans l’espace muséal.
Le parcours de l’exposition débute par une première salle dans laquelle les installations Woman Sitting after Killing (2001) et In the Mirror (2007) sont disposées l’une en face de l’autre. Woman Sitting after Killing montre sur sept moniteurs simultanés la séquence finale de Jeanne Dielman, dans laquelle la protagoniste est dans un moment arrêté tout comme le dispositif de l’œuvre. In the Mirror propose une projection unique d’un extrait de L’Enfant aimé (1971) dans laquelle une jeune femme (Claire Wauthion) en plan large, s’observe face à un miroir. Plutôt que de représenter son corps avec différentes valeurs de plans, c’est elle-même qui le décompose en commentant chacune de ses parties, évitant ainsi de le réduire à un objet de regard. Cette première salle propose une temporalité de l’image suspendue ou les deux installations en plans fixes et en boucle, convergent vers le centre de la pièce, imposant une certaine immobilité aux visiteurs. Ce dispositif où dialoguent ces deux portraits de femmes permet à Chantal Akerman de revisiter ses propres images en les configurant dans une nouvelle logique pour explorer l’idée de l’intériorité.
La visite se poursuit avec la découverte impressionnante de l’installation D’Est, au bord de la Fiction (1995), consacrée à la réunification de l’Europe après la chute du mur de Berlin. Initialement, Chantal Akerman réalise un documentaire intitulé D’Est (1993) mais soucieuse de saisir davantage ce monde en plein bouleversement, elle conçoit cette installation à l’aide de sa monteuse (Claire Atherton). Celle-ci se compose de 8 triptyques de moniteurs accolés créant des chemins d’images constitués de lents travellings – souvent horizontaux, tout comme le dispositif de l’installation – rassemblant des vues de l’hiver postsoviétique. Tandis que l’œuvre tend vers cette composition horizontale, certaines images interpellent ponctuellement le visiteur par leur fixité et leur valeur narrative. Alors que ce cheminement se déroule sans un mot, c’est en découvrant un 25ème moniteur isolé à la fin de son parcours, que le visiteur entend la voix de Chantal Akerman sur un écran noir. Elle récite un texte dans lequel elle explore la manière dont la mémoire historique s’immisce dans la création artistique. Le dispositif D’Est, au bord de la Fiction (1995) est aussi fascinant que ingénieux. Il repose d’abord dans l’enregistrement d’images déterminé par des mouvements de travelling puis produit un second mouvement par la configuration de ses moniteurs. À ces dynamiques s’ajoutent celles des visiteurs qui, en se déplaçant dans l’espace de l’installation, parcourent l’Histoire.
À mi-parcours de l’exposition, des archives (scénarii, notes manuscrites, photographies, lettres et dossiers de presse) qui étaient habituellement réservées aux chercheur·se·s sont dévoilées au public dans une salle dédiée. Bien que certaines archives soient exposées sous verre sur aux murs, des tables avec des classeurs sont accessibles, permettant aux visiteurs de prendre plaisir à jouer le rôle de chercheur. Cet espace important dédié aux archives permet également aux personnes familiarisées avec l’œuvre de Chantal Akerman d’en apprendre plus sur ses méthodes de travail et de découvrir les coulisses de certains films – par exemple, de lire le scénario du célèbre Jeanne Dielman – tout en permettant à ceux qui ne la connaissent pas encore, de la découvrir. Le Jeu de Paume propose également un cycle de films autour de l’exposition qui aura lieu dans sa toute nouvelle salle de cinéma, puis sera accompagné de lectures de textes écrits par Chantal Akerman (notamment du très beau roman Ma mère rit) et de performances. Près de dix ans après la disparition de Chantal Akerman, Travelling réussit son hommage et parvient à montrer la pertinence de son œuvre dans notre actualité.
1. Chantal Akerman, « Le frigidaire est vide. On peut le remplir » in Chantal Akerman. Autoportrait en cinéaste, Paris, Centre Pompidou, Cahiers du cinéma, 2004, p.10.