Dans un quartier populaire de Paris, où les policiers et un assassin de vieilles filles sévissent, le café Au P’tit Zouave offre réconfort et sécurité aux habitants modestes de la ville. Mais l’arrivée d’un homme plus fortuné et mystérieux vient perturber l’équilibre déjà précaire de l’établissement.
Né en 1911 et décédé en 1996, le réalisateur français Gilles Grangier débute dans le cinéma au cours des années 30. Il passe par toutes les étapes classiques (assistant régisseur, régisseur, assistant du réalisateur) avant de devenir réalisateur grâce au soutien de l’acteur Noël-Noël. Il débute en 1943 par Adémaï, bandit d’honneur, un très gros succès qui le lance. Il signe alors une suite ininterrompue de films à vocation commerciale et populaire, sans faire preuve d’ambition particulière si ce n’est divertir le public. Nous retiendrons notamment ses films policiers (Danger de mort en 1947, Gas-oil en 1955, Reproduction interdite en 1956, Le rouge est mis en 1957, Le désordre et la nuit en 1958, 125 rue Montmartre en 1959, Le cave se rebiffe en 1961). On passera plus rapidement sur ses comédies, plus dispensables. Toutefois, sa collaboration avec le gratin des acteurs populaires de l’époque (7 films avec Jean Gabin, des longs-métrages avec Lino Ventura, Daniel Gélin, Fernandel …) lui a permis de connaître de gros succès. Outre les titres précédents, on peut ajouter Archimède le clochard (1958), Les vieux de la vieille (1960), Maigret voit rouge (1963), La cuisine au beurre (1963), Un cave (1971). Collaborant souvent avec Michel Audiard, le réalisateur fut une cible privilégiée des critiques et de la Nouvelle Vague, mais rencontre à notre époque un renouveau d’intérêt, grâce aux rééditions de ses films en versions restaurées, par exemple chez Pathé, ou de son merveilleux ouvrage Passé la Loire, c’est l’aventure chez Actes Sud. Bertrand Tavernier contribua aussi à cette renaissance via son passionnant Voyage à travers le cinéma français.
Au P’tit Zouave prouve de manière exemplaire les qualités de ce metteur en scène. En premier lieu, par l’utilisation d’un lieu unique, sis à proximité du métro du boulevard Grenelle, à l’époque des usines Citroën (où la protagoniste du film travaille comme secrétaire) : un bistrot nommé « Au p’tit zouave », dont le tenancier fut au cours du premier conflit mondial un soldat portant cette appellation. Dans ce café-pension, le spectateur rencontre des habitués venant y jouer à la belote, tapant le carton comme, verbalement, sur des individus qu’ils n’apprécient pas. Un microcosme parisien des années d’après-guerre constitué d’un cambrioleur malheureux en amour, d’un vigile également souteneur et de son hétaïre, d’un commerçant veuf, d’une serveuse caustique et toujours souriante, d’un ferrailleur, d’une secrétaire courtisée par les familiers de ce troquet, mais aussi par les tenanciers (un mari adorant son poisson rouge nommé Oscar, qui redoute la petite chatte adoptée par son épouse). Et, un jour, un étranger, un nouveau venu, journaliste de profession, jeune et séduisant, dont l’arrivée soudaine provoquera des tensions et des suspicions.
D’abord agréable, sur le ton de la comédie sociale et d’une ambiance réaliste et parfois cocasse, Au P’tit zouave prend progressivement l’allure d’un film dramatique : un tueur de vieilles filles sème la terreur dans Paris, le vendeur de journaux surgit dans le café en annonçant des titres à sensation afin de vendre sa presse, puis un commissaire vient enquêter dans les parages. Le bistrot devient alors un huis clos où les passions et jalousies s’exacerbent, jusqu’à l’assassinat de la prostituée protégée par le vigile. Les plans se font plus brefs et proches des visages des personnages, les dialogues plus incisifs, la sueur se lit sur les fronts, la nuit s’installe. Les plans en clair-obscur révèlent les véritables natures des clients : le bistrotier s’avère receleur, le ferrailleur médisant, le veuf respectable propose à la jeune secrétaire une union « père-fille » plus qu’ambiguë (en gros plans métamorphosant les propos et le visage du personnage), le commissaire joue avec les nerfs du propriétaire en soufflant la fumée de sa cigarette sur le visage d’un patron de café désormais victime de chantage de la part de l’officier de police). De plaisant et familial, le lieu unique du film se transforme en îlot anxiogène.
Le long-métrage de Gilles Grangier trouve aussi sa force dans sa distribution, prouvant l’importance de chaque rôle tenu par des acteurs jouant une partition d’extrême intensité : Robert Dalban, l’ex-zouave qui maintient son commerce à flot par du recel; Dany Robin, la jeune secrétaire sentimentale; Marie Daëms, la prostituée amoureuse; Yves Deniaud, le ferrailleur un peu misanthrope; Paul Frankeur, grandiose en flic peu sympathique écoutant les rumeurs des habitués (voir l’utilisation subtile de la profondeur de champ et le montage afin de mettre en lumière le cynisme et le voyeurisme du commissaire); Henri Crémieux, dans un registre qu’il sait développer en veuf courtois; Jacques Morel, un truand hâbleur; la pétillante Annette Poivre, merveilleuse en serveuse piquante et spirituelle; sans oublier, évidemment, François Périer, élégant dans sa diction, ironique dans ses répliques, au regard parfois éclairé de manière vive lors de certaines scènes, touchant dans les dernières minutes du film. Chaque artiste évolue avec une élocution différente, symbolique du Paris d’alors dont les représentants se retrouvaient, faisant fi de l’esprit de classe, pour trinquer ou converser de l’actualité parfois troublante.
Comédie, drame, film collectif, huis clos aux dialogues finement ciselés par Pierre Laroche, sur une musique signée Vincent Scotto, œuvre représentative d’un époque révolue, long-métrage de patrimoine, Au P’tit zouave bénéficie maintenant d’une édition de qualité. Rendez-vous, donc, Au P’tit Zouave !
AU P’TIT ZOUAVE – COMBO DVD + BD – EDITION LIMITEE (parution le 16/10/2024 chez Pathé)
Contenu et Bonus du combo :
« François Périer, le prince de l’ambiguïté » (2024, 22’11 »)
« Dany Robin, la petite fiancée de la France » (2024, 24’09 »)
« Robert Dalban : Profession second rôle » (2024, 10’21 »)