Max Renn, patron de chaîne de télévision érotique en mal d’images à sensations, capte par hasard un mystérieux programme pirate dénommé Videodrome, qui met en scène tortures et sévices sexuels. Son visionnage provoque peu à peu chez lui hallucinations et autres altérations physiques, tout en le faisant accéder à un monde dangereux et fascinant.
Grand classique de David Cronenberg, Videodrome est, sous bien des aspects, un film charnière, autant dans la carrière de son réalisateur qu’au sein de sa période de réalisation. Après une décennie où les images les plus dérangeantes ont contaminé les films de studios (Orange mécanique – Stanley Kubrick, 1971 ; L’Exorciste – William Friedkin, 1973), et où les indépendants remportent un franc succès avec des films d’horreurs subversifs et controversés (La Dernière maison sur la gauche – Wes Craven, 1972 ; Massacre à la tronçonneuse – Tobe Hooper, 1974), Videodrome arrive à point nommé en proposant une réflexion sur l’impact et les effets de cette déferlante de violence. À l’heure où les pires atrocités sont téléchargeables en un clic, le côté visionnaire du film est d’autant plus frappant, anticipant entre autres l’explosion d’un marché vidéo alors encore balbutiant, la démultiplication des chaînes de télévision, et même le piratage moderne, avec les bidouillages du personnage de Harlan (Peter Dvorský).
Longue vie à la nouvelle chair
Cette approche psychanalytique chère à Cronenberg est illustrée par nombre de visions folles, telles que celle de Max Renn (James Woods) fouettant sa télévision dans la salle du Videodrome, incarnant la parfaite dichotomie fascination/dégoût qu’il ressent vis-à-vis du programme. On peut également y voir les premiers impacts sur son mental avec sa sexualité penchant désormais vers le sadomasochisme. Le film interroge le pouvoir des images, dans le cheminement de son héros atteint dans son esprit puis dans sa chair par les images de Videodrome. Cette dégradation physique et psychique passe par différents stades aussi inventifs que précis. Le personnage de Nikki (premier grand rôle de Deborah Harry redevenue brune pour l’occasion) a un double rôle de déclencheur et de moteur des hallucinations, dont la manifestation va fonctionner selon plusieurs étapes obéissant au plan de Videodrome. Lors de la première scène d’amour avec Nikki (et l’oreille percée, témoignant de ses penchants sadomasochistes), Renn devient spectateur de l’acte (ou se sent observé durant celui-ci), comme l’indique l’image qui prend la texture d’un écran de télévision, tandis que le cadrage distant (questionnement sur le point de vue) révèle un aspect schizophrène et voyeuriste.
L’autre moment-clé se situe lors de l’apparition de Nikki dans la vidéo de O’Blivion (Jack Creley) que Max regarde, et sa conclusion troublante lorsqu’il échange un baiser torride avec elle, à travers son écran de télévision. La distance entre le complot et la folie réelle de Renn reste intacte à ce moment (dépourvue des artifices sur l’image de la scène précédemment citée), Nikki se trouvant au cœur du récit. Les choses s’éclaircissent lorsque O’Blivion cherche à comprendre les visions de James Woods dans sa machine, l’hypothèse de la perte de raison du héros se faisant plus floue et l’apparition de Deborah Harry l’assujettissant un peu plus encore à Videodrome par des visions de plus en plus folles (Renn qui la fouette à travers l’écran de télévision) où l’on retrouve ce jeu sur le contraste entre image télévisée et image filmique. La toute dernière partie voyant Renn définitivement jouet de Videodrome ne s’embarrasse plus de ces artifices, l’image de Deborah Harry n’est alors plus utile à soumettre Renn, et son esprit étant sous contrôle, le jeu sur l’image et le point de vue destiné à le faire douter n’est plus de mise. On joue donc ouvertement la carte des excès graphiques, avec notamment ce flingue organique et la cassette vidéo, qui dévoile son vrai rôle de programme de commande de l’individu.
La boucle est bouclée de manière brillante lors de l’ultime scène du film, dans un prolongement narratif et visuel d’une logique implacable. Renn ayant réussi à momentanément se libérer du joug de Videodrome et à tuer l’un de ses membres, la seule manière de le soumettre à nouveau est de reprendre les outils vus précédemment : images tendres de Deborah Harry sur une télévision pour faciliter l’incitation au suicide, repères troublés par la schizophrénie (le suicide vu en flashforward sur la télévision), traitement différent de l’image et le fameux adage « Longue vie à la nouvelle chair » en remplacement de l’imagerie pornographique. Les expériences physiques, spirituelles, scientifiques ou opiacées amenant la mutation corporelle sont une récurrence chez Cronenberg, et le personnage de James Woods n’y fait pas exception, achevant le film dans un état situé entre le surhomme et le monstre victime de son obsession.
Image et pouvoir
Dans la droite lignée thématique de ses œuvres précédentes, et annonçant nombre d’idées à venir dans ses films suivants, Videodrome est d’une grande richesse : association violence/mutation physique et psychique (Chromosome 3, 1979), perte de repères à travers différentes perceptions de la réalité (Le Festin nu, 1991 ; Existenz, 1999), fusion chair/métal (La Mouche, 1986 ; Crash, 1996 ; Existenz encore, annoncé avec son flingue organique), masochisme, c’est un vrai ensemble qui présente véritablement Cronenberg à la croisée des chemins. L’aspect thriller paranoïaque et la volonté de tout voir selon le point de vue de son héros (habitude qu’il gardera pour tous ses films suivants) illustrent la démarche de Cronenberg sous un jour plus accessible. C’est ce difficile équilibre entre expérimental, thèmes personnels et grand public qui fera toute la saveur de ses films à partir de ce Videodrome, et ce jusqu’à Faux-semblants (1988).
Ainsi, les moments où Renn perd lentement pied sont autant d’occasions de troubler le spectateur dans sa compréhension du récit que la nature troublante de certaines images, dont la fameuse cassette vidéo organique. Formidable création associée à chaque rupture de ton du film, les premières hallucinations du héros, le franc basculement dans le fantastique de la dernière partie, où Renn devient, par son entremise, l’arme téléguidée des dirigeants de Videodrome. Cette frontière créée entre réalité et folie, dans l’esprit de Renn, incarne ainsi le même équilibre que souhaite amener Cronenberg dans la perception de son film par le spectateur.
Videodrome, entité abstraite (dans un traitement dont saura se souvenir Fincher pour son futur The Game en 1997) et nébuleuse, n’en permet pas moins à Cronenberg d’exprimer un certain point de vue sur la censure. La scène où Barry Convex (Les Carlson) dévoile ses objectifs est ainsi des plus explicites : punir l’amateur de violence là où il a péché en l’infectant d’une tumeur par les ondes par le biais du programme snuff ultime. Après avoir dévoilé précédemment que le programme était tourné aux États-Unis, à Pittsburgh, Cronenberg associe donc Videodrome à quelque groupuscule conservateur voire gouvernemental, impression renforcée avec le recul, notamment, par les tenues des victimes évoquant celles des prisonniers politiques détenus par les Américains. Crainte de la dérive totalitaire, que l’on retrouvera entre autres avec le personnage de Greg Stillson dans Dead Zone (1984), ou le groupuscule fanatique de Existenz. Il n’est pas non plus innocent que les atrocités du Videodrome soient filmées dans un style évoquant les vidéos revendicatives de prises d’otages par les terroristes. Toutefois, le fabuleux décor sobre et minimaliste conçu par Carol Spier pour le Videodrome se charge de réfréner une trop grande interprétation politique, dans ce qui est essentiellement une démarche intellectuelle et cérébrale.
L’héritage du film reste énorme. Parmi les grands films de ces dernières années, et dans des styles souvent opposés, Lost Highway (1997), Matrix (Andy et Lana Wachowski, 1999), Paprika (Satoshi Kon, 2006), tous doivent quelque chose au film de Cronenberg. Film précurseur annonçant le règne de l’image comme nouvelle religion, et son lien de plus en plus puissant à l’humain, il constitue une véritable date pour son auteur et pour ses participants, comme James Woods, livrant une de ses plus grandes performances, ainsi que Howard Shore, de par un glaçant score synthétique.