« Le choix le plus important dans la vie est le choix d’un métier : le hasard en dispose. » Blaise Pascal
Ce proverbe de Blaise Pascal qui ouvre Une Fille facile, de Rebecca Zlotowski, se découpe sur un paysage cannois de carte postale : la mer irradie d’un bleu qui pousse à la baignade, le soleil chauffe, la beauté de l’été imprègne toute la pellicule et un corps de femme nue se dore sur la plage. Le proverbe de Pascal semble peu s’accorder à l’invitation à la torpeur de ce premier plan. Cette superposition traduit pourtant le dialogue, en forme de fable, qui sera posé durant toute l’œuvre entre la possibilité du plaisir (sous toutes ses facettes) et l’obligation du travail, problématisant ainsi la complexité des rapports de pouvoir et de classe entre les êtres, et dont l’argent est un centre de gravité. Cette mise en scène s’articule autour d’un récit d’apprentissage, celui de Naïma (Mina Farid), adolescente en vacances, dont l’été sera marqué par l’arrivée de Sofia (Zahia Dehar), son inspirante cousine qui aime séduire.
Désir et transaction
Au cœur du décor rutilant de la Côte d’Azur, Naïma vit dans un petit appartement avec sa mère qui fait des ménages dans des résidences de luxe. La jeune femme reçoit de l’argent de ses amis pour son anniversaire et bientôt un sac Chanel des mains de Sofia, débarquée de Paris, créature de désir à peau caramel qui luit comme de la cire fondue, la chute de rein baptisée d’un tatouage « Carpe Diem ». Sa venue va faire découvrir à Naïma des vies fastueuses auxquelles elle n’a pas accès, embarquée sur un yacht après que sa cousine a séduit le propriétaire du bateau, un riche collectionneur Andrès (Nunos Lopes). Le grain de l’argentique qui met en valeur l’épiderme des corps et la tonalité solaire des lieux rend tactile la « vie facile » et langoureuse qui se déroule sous les yeux de Naïma mais sans dissimuler les mécanismes de domination et de pouvoir à l’œuvre sur le yacht, entre Andrès, le personnel de service du bateau à ses ordres, qui voit d’un mauvais œil la présence de Naïma, et Philippe (Benoît Magimel), esclave de luxe d’Andrès, chargé d’être un intermédiaire dans ses affaires.
Ce personnage incarne avec acuité les nœuds ambivalents et violents des rapports sociaux, notamment au sein d’une même classe sociale, et une certaine mélancolie, percevable dans le visage toujours d’une belle profondeur expressive de Benoît Magimel, renvoie le malaise humain que crée les antagonismes de classe qui arbitrent les vies, à bord d’un yacht de luxe ou depuis une pizzeria à quai. A l’instar de cette scène désarmante où, inviter à déjeuner dans la villa d’une grande bourgeoise et relation d’Andrès, Calypso (Clotilde Courau), celle-ci adopte un ton plein de commisération lorsqu’elle s’adresse à Sofia, dont elle critique le recours supposé à la chirurgie esthétique ou fait mine de douter de ses références culturelles. Derrière l’esthétique hédoniste du film, inspirée du ton badin et sans conséquences des rentiers de La Collectionneuse (Eric Rohmer, 1967), la cinéaste met en scène un tableau marxiste du monde contemporain qui brûle les yeux, où la valeur de l’argent commande les êtres pour mieux les séparer. Comme rétorquera la mère de Naïma (Loubna Abinar) à sa fille, éblouie par le rythme de vie de sa cousine : « Tu crois que Sofia elle est libre ? Tu sais la liberté c’est du travail. »
Femme bannie
C’est que la présence érotique de Sofia, pouls battant du film, avec une sensorialité travaillée dans chaque scène, produit un effet sur sa cousine comme sur les spectateurs/trices de l’œuvre, tant son personnage est intrinsèquement lié à Zahia Dehar elle-même, indissociable de sa médiatisation il y a quelques années dans une affaire de mœurs avec des footballeurs alors qu’elle était une escort-girl encore mineure. C’est avec ce bagage assumé de Zahia que Rebecca Zlotowski a pensé son long métrage, donnant une voix plus énigmatique (sa prosodie si particulière, son arrière monde opaque) et incarnée à la jeune femme que les jugements ou a priori formés à son encontre depuis cette affaire. A travers ce portrait de femme libre qui répond d’un haussement d’épaules « et alors ? », lorsque Naïma s’outrage qu’un garçon l’insulte de « pute », la cinéaste montre la transgression dont fait preuve Sofia/Zahia au mépris des considérations de la société, qui font d’elle une « femme bannie » dans les bonnes moeurs, avec le stéréotype de « fille facile »qui donne son titre au film. Cette transgression essentiellement liée à la sexualité, à son marchandage réalisé sans honte, au « choix d’un métier », donne au conte d’été de Rebecca Zlotowski une matière puissante pour affronter ce tabou. Une transgression dont Sofia, et sans doute Zahia Dehar elle-même, paye cependant le prix fort : celui d’une solitude isolante, sentiment qui insuffle le film comme une douloureuse morsure.