Un Merveilleux dimanche

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Chronique douce-amère, « Un Merveilleux dimanche » oscille entre comédie légère et drame des gens ordinaires dans l’atmosphère asphyxiante du Tokyo dévasté de l’immédiat après-guerre. Un shomin-geki inédit dans la production kurosawienne.

Après l’effort de guerre et passée l’humiliation de la reddition inconditionnelle vint l’effort de reconstruction. Dans ses films réquisitoriaux de l’immédiat après-guerre. Akira Kurosawa porta un regard critique sur le Japon et l’hydre que le pays engendra. Le plus occidental des réalisateurs nippons est alors soumis au crible d’une double tutelle censoriale. L’une, inflexible, sera exercée par un impérialisme militariste démantelé par l’occupant américain. L’autre sera engagée manu militari dans un long processus de pacification de l’archipel par la nouvelle administration américaine.

Dans une apparente conformité, le cinéaste s’affranchit des instructions générales des censeurs respectifs ; faisant résolument montre d’un acharnement et d’une impétueuse maturité. Sans transition, un impérialisme chassa l’autre ; s’évertuant à mettre en oeuvre le processus d’occidentalisation.

A compter de Cheval (Uma, 1941), son dernier film en tant qu’assistant réalisateur de Kajiro Yamamoto et jusqu’à Vivre (Ikiru, 1952) Kurosawa, en stratège accompli de la caméra, n’aura de cesse de déjouer les contraintes de la censure par sa prescience visionnaire et sa grande adaptabilité.

Japon année zéro

Régulièrement pilonnée par les tapis de bombes incendiaires larguées par les forteresses volantes des B-29 américains depuis le début des hostilités de la guerre du Pacifique en 1941, Tokyo détient le triste record de la ville la plus bombardée de l’histoire de l’humanité. Calcinée et ravagée, elle n’offre plus, à la fin 1945, qu’un paysage lunaire d’une effroyable dévastation dans son urbanité.

Une population composite, gangrenée par la misère sociale, le système D et les combines interlopes d’un marché noir prolifique, y survit tant bien que mal au milieu des décombres. Le pays en son entier est exsangue et comme pétrifié. La seule capitale nippone compte ses victimes par centaines de milliers ; dépassant en nombre celles du séisme de Kantô en 1923. Aux dépouilles civiles et militaires viennent s’ajouter les atomisés d’Hiroshima et de Nagasaki. Détruite et ravagée à 65%, la ville impériale, symbole de son arrogance totalitaire, se découvre laminée par le bulldozer de l’histoire et n’est plus qu’un amas de vestiges encore fumants. Pour les Tokyoïtes qui manquent de tout, privations riment avec frustrations et dépression. L’effort de guerre insensé et suicidaire a requis la totalité de la production industrielle ; obérant le pays jusqu’à la ruine et abandonnant à son funeste sort un peuple démobilisé et dans tous ses états.

 

Les revers de fortune d’un couple à la dérive

C’est sur cette toile de fond en camaïeu gris qu’Akira Kurosawa situe l’action de Un Merveilleux dimanche. En théorie, le réalisateur semble tacitement se conformer aux mots d’ordre de la propagande officielle qui exhorte les Japonais à faire face à l’adversité et à endurer ces temps difficiles que l’occupant leur impose. Pas question pour autant de sombrer dans un amer défaitisme. Dans le même temps, la censure du commandement suprême des forces alliées donne du film à retordre aux cinéastes japonais ; leur imposant de ne pas montrer les images dégradantes pour conforter le fragile échafaudage de la reconstruction démocratique en marche.

Tourné principalement pour ses extérieurs dans le Tokyo des échoppes notamment du quartier Shinjuku , le film-constat cadre Yuso (Isao Numazaki) et Masako (Chieko Nakakita), les deux protagonistes, en plans serrés ; le plus souvent rapprochés, pour tenter d’oblitérer ce panorama de désolation. La caméra s’attache obstinément à leurs pas. Toutefois, le réalisateur parvient difficilement à occulter les stigmates de la dévastation causés par les bombardements alliés massifs qui s’imposent à notre vue comme autant de cicatrices béantes. La ville se découvre telle qu’elle est : un chantier à ciel ouvert. La reconstruction est tangible. Pour preuve, les énormes canalisations d’égouts sur lesquels se font face les protagonistes dans un jeu de regards éperdus qu’ils jettent sur la cité disloquée. Un couple quelconque noyé dans la masse – Kurosawa expliquera l’avoir souvent perdu du champ de vision de sa caméra au détour d’ un aléa du tournage-,se fond dans les ajourements d’un semblant de vie au quotidien. Se lamentant tour à tour sur leur pauvreté, ils semblent résignés à un fatalisme foncier.

 

Tokyo ville ouverte : notations néo-réalistes et pittoresque savoureux des situations

Kurosawa choisit de typer le couple dans l’abandon du négligé de leur dégaine vestimentaire qui le fait se fondre incognito dans la foule. Leur accoutrement burlesque accuse leur déclassement et ils traînent leurs pieds dans des chaussures éculées.Yuzo et Masako projettent de passer un dimanche ensemble avec 35 yens pour seul maigre pécule. Ce dilemme posé, le couple se tiraille à hue et à dia et va être ballotté d’un revers de fortune l’autre ; se mettant ainsi aux prises avec les vicissitudes de la réalité et l’entêtement fantasmatique qu’il adoptera pour renier cette même réalité. En cela, le film détonne dans la production kurosawienne où il fait nettement figure d’apex.

Ainsi résumée à sa plus simple expression, l’intrigue paraît triviale et purement anecdotique mais la pertinence de la critique sociale repose précisément sur le seul caractère très ordinaire des personnages qui se confondent avec la noirceur du temps présent. Nonobstant le continuum spatio-temporel et le contexte socio-économique de l’ après-guerre pour dramatiser le manque d’à propos, l’esprit de l’escalier, l’incongruité des situations, le récit ne rencontrerait pas d’écho.

Dans ce même registre empreint de nostalgie Brève rencontre de David Lean (1942) condense ces bribes de moments furtivement dérobés au temps qui passe pour en faire des instants d’éternité. Ou encore Station terminus de Vittorio de Sica (1953) où le terminus de la gare scelle ex temporis le terme d’une liaison sans dimanche ni lendemain. Un Merveilleux dimanche sonne ironiquement comme un oxymore rapporté au désenchantement du récit.

En exorde du film, l’identification au couple générique est maximisée. Masako s’extrait avec peine d’un train bondé et Yuzo, l’attendant devant la gare principale de Shinjuku, reluque avec insistance un mégot de cigarette abandonné sur la chaussée ; guettant le moment propice pour le ramasser. L’intrusion de Masako le détourne de son but initial. La scène plante le décor et nous éclaire sur la condition sociale des personnages. Par un retour de balancier du récit, Yuzo écrasera un autre mégot (cigarette de contrebande) à la toute fin douce-amère du récit ; son cœur à nouveau empli d’émoi amoureux à l’idée de retrouver Masako le dimanche suivant.

Les péripéties mises bout à bout et par leur accumulation composent un shomin-geki, drame des gens ordinaires, dans la plus pure tradition du genre. La peinture en grisaille et la critique sociale sous-jacente au récit sont parfaitement raccord avec l’esthétique néo-réaliste italienne. Mais le dépouillement et le dénuement de la mise en scène épurée de tout artifice ou recherche d’effet mélodramatique vont jusqu’à enserrer la désespérance du couple pour la contenir dans le seul oeilleton de la caméra. On pense au formalisme en demi-teinte d’Ozu dans Récit d’un propriétaire (1947) notamment et ce sentiment de l’éphémère japonais qui lui confère une qualité indéfinissable. Une scène nimbée de brume en particulier constitue un premier climax dans la progression du film :

Au hasard de leurs pérégrinations qui ne manquent pas d’un certain pittoresque, le couple tombe sur un orphelin de guerre. De binaire, la composition du cadre devient ternaire par l’intrusion inopinée et facétieuse de ce troisième personnage malpropre et déguenillé qui renvoie Yuzo et Masako à leur propre déshérence. Le couple reste interloqué par la sagacité froidement mature du famélique « gosse de Tokyo » ; engloutissant une portion de riz que lui tend Masako . « Tu es démobilisé. Tu n’as rien de plus que moi » raille t’il par bravade à l’adresse de Yuzo, vétéran de la guerre du Pacifique qui fait partie du contingent des 7 millions de démobilisés en voie de rapatriement. Ce qui fait dire à Masako : « Je me sens fautive. Cet orphelin n’est plus un enfant. » La scène est symptomatique du modèle de concision évocatrice propre au style de Yazujiro Ozu. Tout est dit en un champ-contrechamp parfaitement symétrique et dans une quasi osmose.

Les ritournelles populaires impriment l’américanisation en marche

Dans ces heures noires vécues par un Japon décimé par la famine qu’attise la guerre à outrance menée par les forces d’occupation, les reprises de mélodies américaines largement diffusées par la radio militaire d’occupation égaient en contrepoint et par contraste une flânerie mélancoliquement emplie d’exaltation. La présence américaine est banalisée par cette musique enjouée qui emporte l’adhésion et l’engouement des Japonais au point qu’ils vont adopter et adapter ces chansons populaires invariablement romantiques et empreintes d’un sentimentalisme échevelé. Habilement, Akira Kurosawa insère ces arias comme autant de clichés typiques d’un brassage de mélodies importées de longue date. My blue heaven (Aozora, 1928) ou l’air conquérant du toréador de la Carmen de Bizet concluent ironiquement la partie de base-ball improvisée sur le champ de ruines qui lui tient lieu de terrain ; contrastant par leur connotation enjouée avec le caractère solennel et un brin empesé de La Symphonie inachevée de Schubert. Cette œuvre prisée par les deux tourtereaux traduit symptomatiquement leurs transes les plus désespérantes.

Yuko et Masako se raccrochent à leur âme d’enfant

L’errance touristique du couple dans le centre tokyoïte est jalonnée d’expériences initiatiques qui ramènent nos héros abusés et désabusés à la case départ de leur propre indigence. Le manque de ressources est un leitmotiv permanent. Négatif, obsessionnel, il conduit à l’angoisse, la tension, la frustration, la crise de nerfs, les chamailleries et autres sensibleries contre-productives.Le film condense à fleur d’images ce commentaire languissant sur les difficultés de la vie dans le Japon d’après-guerre : de facto, tout ramène à l’argent et à son cruel manque. De même, les sentiments aussi bien que la sexualité sont ils réprimés. Les épanchements ne sont jamais montrés explicitement à l’image ; tout au plus sont ils suggérés. Kurosawa ne déroge pas à cette sacro-sainte règle. Réunis dans la masure qui lui tient lieu d’habitation , Yuzo s’exaspère plus qu’il ne s’enflamme pour Masako et son désir d’elle, une première fois éconduit, sera pudiquement « consommé » dans une étreinte muette filmée de dos.

La visite impromptue du zoo tokyoïte offre un moment de satire désopilant. Les animaux aperçus renvoient en miroir la caricature des humains qui parsèment le périple citadin du couple.Les cochons sont assimilés aux revendeurs au noir qui s’engraissent sur le dos des honnêtes gens. Un énorme pélican à la mine taciturne devient le portrait craché du logeur qui s’est refusé à leur louer une chambre insalubre l’instant d’avant au mépris de son propriétaire peu scrupuleux.

 

Idéaliser la réalité pour ce qu’elle ne montre pas

Les ruines sont prétextes à idéaliser la réalité pour ce qu’elle ne montre pas. Le jeune couple ambitionne ainsi d’ouvrir un salon de thé à l’enseigne de « la jacynthe, café populaire » et en mime l’emplacement pilote dans une candeur tout enfantine;se promettant de ne jamais taxer le consommateur pour le supplément de lait dans le café.

L’environnement des décombres interagit avec les personnages qui s’évertuent à en conjurer la désespérance le temps d’un autre climax dans la progression du film. N’ayant pu s’offrir le concert de La Symphonie inachevée de Schubert , Yuzo, galvanisée par Masako, en exécute la pantomime sur l’emplacement d’un amphithéâtre en plein air et devant un parterre vide d’auditoire mais vibrant des applaudissements de Masako. Dans un aparté pathétique avec les spectateurs que nous sommes, Masako nous exhorte à concrétiser les rêves les plus fous des jeunes amoureux par nos applaudissements nourris. La musique imaginaire prend corps et emplit les gradins de l’édifice circulaire ; relayant un vent tourbillonnant.

Kurosawa convoque ainsi le pouvoir onirique du décor surréaliste comme il le fera plus tard dans Dodeskaden (1970) mais pour cette fois sublimer les rebuts et les laissés pour compte du boom économique japonais.

Titre original : Subarashiki nichiyôbi

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