Dans son appartement du quartier catholique et populaire de New Lodge à Belfast, Joe reconstitue des souvenirs de son enfance, lourdement affectée par le conflit armé nord-irlandais – les « Troubles »- des années 60 à 1998, et fit particulièrement des ravages dans ce petit quartier catholique. Ses voisins Jolene, Angie et Sean revisitent avec lui la mémoire collective d’une Histoire violente et douloureuse, dans ce récit choral construit les marques encore présentes d’un passé tragique.
Gerry, un habitant de New Lodge, balaie la rue quand nous le voyons pour la première fois, nettoyant le petit coin à l’extérieur du sanctuaire de la Vierge Marie où les gens se rassemblent parfois pour prier ou chanter. Joseph nous salue en passant, rentrant chez lui avec son petit chien qui le suit. « Liberté ! » crie-t-il. « Liberté, viens maintenant ! ». The Flats – ou le lotissement New Lodge dans le Belfast républicain de l’ouest – est un lieu figé dans le temps, la peur et la colère dans le film d’Alessandra Celesia.
Se concentrant principalement sur un seul protagoniste, Joe McNally, dont l’enfance a été bouleversée lorsque son oncle a été assassiné en 1975, le deuxième documentaire de Celesia tourné en Irlande après The Bookseller of Belfast est un rappel sombre et inquiétant de la tache indélébile et tragiquement multigénérationnelle de la violence. Pour Joe, dont la vie difficile est gravée sur le visage alors qu’il traverse le quartier avec son chien Freedom, le passé est le présent. La matinée commence avec les fidèles du quartier qui chantent des rosaires sous le regard de Notre-Dame. La nuit se termine avec Joe qui crie depuis la terrasse de son immeuble – où il arbore fièrement le drapeau tricolore irlandais – sous le regard des trafiquants de drogue qui défilent en contrebas. Il nous confie avoir vu son quartier passer du ghetto à un bidonville. Le statut de globe-trotter de Celesia (une réalisatrice italienne qui partage son temps entre la France et Belfast) lui a donné la liberté de prendre ce film comme point de départ géographique, thématique, et cinématographique afin d’expérimenter une narration et un filmage alternant présent et passé. The Flats transforme l’histoire de Joe, et celle de ses voisins et amis, en quelque chose de plus troublant en filtrant littéralement le passé par le tamis de l’écran. Guidé par une conseillère, Rita, qui travaille dans la prévention du suicide, Joe rejoue ce moment crucial et tragique de son passé – l’assassinat de son oncle-de son passé en reconstituant la veillée funèbre de son oncle. Les scènes où il traîne un cercueil dans un ascenseur, le drape d’un drapeau tricolore et même grimpe à l’intérieur s’adressent directement au petit garçon qui a lancé sa première bombe incendiaire à l’âge de neuf ans. (« C’était exaltant, c’était amusant », se souvient l’homme qui a toujours un autocollant « Brits out » sur le mur de sa cuisine.)
Celesia filme aussi un petit garçon roux qui va et vient, comme une allégorie de l’Histoire. Le présent, quant à lui, est éclairé avec acharnement, même s’il est hanté par ce passé ténébreux. Joe fait référence au gréviste de la faim Bobby Sands, mort depuis longtemps, comme s’il était encore vivant, présent. Il aime faire référence à la lettre de Sands écrite en prison dans laquelle il affirme que « notre vengeance sera le rire de nos enfants ». Pourtant, il n’y a aucune joie ici plus de 40 ans après la mort de Sands, alors que les voisins de Joe – dont Jolene – luttent pour une vie difficile qui comprend la prise en charge de la sœur de Jolene, handicapée permanente à cause de sa consommation de drogue. Jolene et Angela, autre personnalité touchante de ce documentaire, discutent des hommes violents alors qu’elles s’enduisent de crème solaire et se préparent à utiliser un solarium à la maison. Angela est malheureusement décédée depuis la fin du film, mais son histoire vous fera vous demander comment elle a survécu aussi longtemps. Elle parle des centaines de femmes qui ont subi des violences conjugales. Jolene, quant à elle, se sent victimisée d’avoir été chassée de l’Union Européenne suite au brexit, contre sa volonté, parce qu’elle est répertoriée comme citoyenne britannique. Les autres l’encouragent à obtenir un passeport irlandais. On discute par là même de droit de naissance et d’identité. Un drapeau irlandais flotte sur les appartements. En contrebas, au niveau du sol, il y a une fresque de Che Guevara sous laquelle quelqu’un a griffonné « Le sang d’un rebelle irlandais ». En face, une croix brûlée, signe de haine envers les catholiques.
Pour quelqu’un comme Joe, les années passent comme une brume douloureuse et commencent à dépasser celles qu’il a passées dans ses luttes : au fil du film, il commence à comprendre les limites de la vie dans le passé. La talentueuse chanteuse Jolene subit toujours une vie dominée par les retombées d’une guerre civile qui a pris fin en 1998. Celesia regarde ces individualités essayer d’y mettre un terme, bien qu’ils soient toujours physiquement limités par l’endroit où ils vivent et au-delà. Ces êtres sont abîmés, les tatouages décolorés de Joe et sa démarche traînante témoignant des conséquences néfastes sur leur santé physique et mentale de ces combats intérieurs, ou sociaux et politiques.
Film certes précis localement mais humainement universel, ce documentaire nous offre des moments émouvants mais subtils (montage et photographie inclus) sur des histoires encore présentes chez d’aucuns, et intégrées dans une Histoire aux cendres non encore éteintes d’une Irlande bouleversée.