« Il y a une guerre et pourtant, la plupart de mes projets ont survécu. Mes bâtiments ont été conçus pour supporter l’érosion. » Ces mots de l’architecte László Tóth (Adrien Brody), personnage principal de The Brutalist, du réalisateur Brady Corbet, suggèrent ce qui est à l’œuvre dans ce film tellurique : l’architecture comme médium entre László, juif hongrois ayant survécu au camp de concentration de Buchenwald, et le monde. Ces mots, László les formule face à Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce) industriel dont la richesse écrasante n’a d’égal que sa brutalité. L’émigré rescapé de la guerre, qui devient l’employé de cet américain prédateur, a au moins en lui cette certitude que l’érosion n’aura pas raison de ses constructions.
L’érosion est pourtant une métaphore de ce qui touche László. The Brutalist représente une famille aux corps fissurés et aux âmes lézardées, rescapés anéantis de l’Holocauste. László est un homme détruit lorsqu’il arrive à Ellis Island, à l’occasion d’un plan séquence qui le suit dans les dédales sombres du bateau qui le mène en Amérique. A la caméra à la focale resserrée sur la foule de migrants, succède une vue sur le ciel bleu de New York et sa statue de la Liberté, filmée à l’envers, d’un geste hautement symbolique. La partition musicale de Daniel Blumberg vient scander le rythme d’un nouveau monde aussi aventureux que menaçant. Les promesses de bonheur l’Amérique, Lászlo ne fera que les effleurer : à la faveur de retrouvailles avec son cousin Attila (Alessandro Nivola), qui lui propose de travailler dans son magasin de meubles, qu’il a renommé « Miller & Sons » pour camoufler ses origines juives, comme on l’apprend dans une des scènes du début du film. Ce moment est peut-être l’un des plus bouleversants, tant il est chargé d’indicibles émotions entre lui et László. A cet égard, les séquences entre les deux hommes constituent un écheveau de sentiments complexes, de menu réconfort et de déconvenues, portées remarquablement par Adrien Brody et Alessandro Nivola. A l’image de la bibliothèque percée de lumière que construit László avec son système de volets délicats pour protéger les livres des rayons du soleil, cette première partie du film, coupé en deux par un entracte de quinze minutes, est son morceau le plus intimiste.
La seconde partie, assez grandiloquente, contraste avec la mise en scène plus pudique et moins démonstrative de la première partie. Peut-être car ce second segment apparaît comme le plus ambitieux, celui qui va synchrétiser tous les éléments du film. Marqué par l’arrivée en Amérique de la femme de László, Erzsébet (Felicity Jones), et de sa nièce Zsófia (Raffey Cassidy), toutes deux également rescapées des camps, le choc émotionnel de ces retrouvailles se télescope à l’addiction à la drogue de László, et à la violence du magnat mégalomane pour lequel il travaille. Entre lui, son entourage, et la famille de László, des vécus aux antipodes s’entrechoquent. Deux visions contraires du futur sont réunies dans une séquence crépusculaire, où Harrison, dans un accès de démesure, entraîne sa famille comme des pantins en haut d’une colline où il souhaite que László lui construise un centre communautaire. Lequel de l’architecte et de son commanditaire ressemblent à cet instant le plus à un Fitzcarraldo (Werner Herzog, 1982) ou à un Daniel Plainview (There will be blood, 2008) ? L’œuvre montre alors une série de collisions, sur fond d’évolution historique (la création de l’Etat d’Israël). Collision entre László et le cruel Harrison, collision de traumatismes exacerbés au fil des années entre László et sa femme, dans une mise en scène qui apparaît par moments un peu boursouflée.
Il est assez extraordinaire qu’un long métrage d’une telle facture, aussi ample, n’ait pas coûté plus de dix millions de dollars. Avoir cela en tête pendant le visionnage de plus de trois heures donne un goût particulier d’accomplissement cinématographique. Grâce au Vista Vision, à des plans mêlant la monumentalité des édifices et des scènes plus intimes, le statique prend vie. La rudesse du béton du style brutaliste des constructions de László suit les aplats de couleurs du film : une photographie sombre, des tonalités de bruns, de gris. Jusqu’au moment charnière où le béton est confronté au marbre blanc des carrières de Carrare. L’architecture du centre communautaire en béton brut avec son trou de lumière qui tombe sur le petit autel en marbre engendre des sensations contraires. Les plans d’ensemble sur les carrières immaculées de Carrare apportent une nouvelle dimension esthétique à The Brutalist. Au massif, voire au primitif des lignes architecturales, qui renvoient l’architecte à ce qui le hante, se succède une suite de plans de Venise et de ses trésors artistiques, amenés comme une respiration visuelle, un petit logis de civilisation. Faisant penser à ces mots de Victor Hugo : « l’architecture est le grand livre de l’humanité. »