Au loin dans la montagne
Dans un lointain village népalais, Pela se marie à trois frères (un commerçant, un moine et un enfant) conformément à une ancienne coutume. Alors que le commerçant, son vrai mari, part en voyage, elle passe une nuit avec le professeur du village et apprend qu’elle est enceinte peu après. Les ragots ont tôt fait de faire fuir son conjoint qu’elle se décide à poursuivre dans les montagnes. Structuré autour de son parcours et des rencontres qu’elle fait en chemin, Shambhala a pour particularité scénaristique de laisser cette fameuse nuit où l’héroïne aurait fauté, dans le hors-champ et sans réponse. De fait, associé au mutisme du personnage et aux péripéties affrontées, l’auteur parvient à rendre tangible toute la brutalité normative d’une société traditionnelle et conservatrice par delà les apparences apaisées de ses membres hypocrites. Une violence qui s’exprime d’abord au travers du regard de la communauté à son encontre, au détriment de toute humanité ou d’empathie.
De l’un à l’autre
Cette violence est accentuée par le fait que personne ne pose de question à Pela concernant sa nuit avec l’instituteur (et qui pourrait d’ailleurs être un viol) pour immédiatement la juger coupable et la pousser à devenir un paria. Cette injustice est accentuée par le fait que dans ce système la culpabilité repose exclusivement sur ses épaules de femme et délaisse entièrement celle du professeur qui, comme de juste, disparaît du film aussi vite qu’il est apparu. Ainsi, malgré son but, le parcours de Pela s’apparente à une prise de conscience de sa condition et prend l’allure d’un défi nécessaire à son émancipation psychologique. Une émancipation que l’auteur a l’intelligence de ne pas seulement lui réserver à elle, mais la fait aussi partager à l’un de ses trois maris, le moine, qui se joint à elle en cours de route. Il évolue ainsi dans son jugement et remet en cause son univers grâce à cela. Ainsi, via ces deux évolutions en miroirs, le réalisateur évite l’accroc du film féministe vindicatif , pour se montrer ouvert ; mettant en avant qu’une l’évolution du statut de la femme va de pair avec celle de l’homme.
De l’horizon à l’intime
Cette émancipation psychologique est spécifiquement servie par deux partis pris plastiques : l’usage d’un format d’image très large et l’emploi régulier de plans séquences ou de plans de longues durées pour chacune des étapes du parcours. L’usage du format large est utile à montrer l’évolution des personnages et leur libération dans la mesure où, durant toute la première moitié du film, les cadres inscrivent d’abord les dit personnages dans le décor himalayen, aussi vaste et splendide que désertique, au moyen d’optique à grande profondeur de champ. Cela permet soit de les isoler dans cette immensité, soit de les représenter en groupe, en communauté unie et imbriquée dans ce décor comme si cela était le cas de toute éternité. Mais dans sa seconde moitié, ce cadre tend à délaisser le paysage pour s’approcher des personnages à mesure des épreuves qu’ils traversent et de leur changement d’état d’âme. Ainsi, en plus du fait que cela accentue l’empathie du public à leur égard, cela les individualise et les émancipe visuellement.
La danse du monde
Cette émancipation est accentuée par l’usage des plans séquences et/ou plans de longue durée, qui évoquent parfois ceux que pouvait employer Théo Angelopoulos. Ces plans sont tout aussi dansants avec les personnages et les lieux dans lesquels ils sont imbriqués, que ceux du maître grec. Comme dans son cinéma, ces plans transmettent, par leur continuité, l’ambiance des milieux comme ils véhiculent une forme de symbolique dans la mesure où cet écoulement constant, visuel, du temps, reflète à la fois la mécanique logique de la société traditionaliste dans la première partie, et accentuent la profondeur des émotions des personnages dans la seconde moitié. Une seconde moitié qui en devient ainsi une forme d’étude des sentiments des personnages. Des sentiments qui affleurent les yeux des acteurs au début de l’œuvre avant de se montrer francs et vibrants, voire expressifs, à mesure que le film progresse. Par cette évolution délicate, les interprètes contribuent ainsi grandement au succès de Shambhala.
Le cœur authentique
Qui plus est, le recours très ponctuel de scènes oniriques montrant les songes de Pela (évoquant Tarkovski) associé à la composition très picturale du cadre, qui évoque les tableaux orientaux traditionnels du générique d’ouverture, achève de donner à l’œuvre sa puissance poétique. Une puissance qui va donc puiser dans la culture tibétaine même ses références plastiques. Ce dernier point représente toute la finesse du film dans la mesure où cela fait écho au fait que le cheminement intellectuel de Pela, sa libération, émane de sa culture et non pas de théories féministes occidentales ; son émancipation provient de pensées dont l’origine a pour base le même socle civilisationnel que la société qui l’emprisonne. Son parcours apparaît ainsi, aussi, comme une sorte de retour aux fondamentaux tolérants, plus qu’une dénonciation stupidement militante, d’une culture. En conséquence, si l’auteur est sévère avec certains aspects de sa civilisation, il met aussi en avant ses atouts et ses noblesses, notamment en montrant les voies possibles pour l’affranchissement spirituel en son sein et sans la renier.
Temps présent et boucle bouclée
La matrice culturelle tibétaine du film, comme l’absence de musique et le travail de la bande sonore, contribue à l’allure hypnotique et presque hallucinatoire de Shambhala. Ce dernier point émane aussi du trouble temporel induit par le choix que fait l’auteur de plonger son spectateur sans introduction, ni repère chronologique préalable, au sein cette société traditionnelle aux habits et habitats folkloriques. Ce choix rend l’époque observée indéterminée une bonne partie du film : on pourrait être au 20e siècle, comme au 10e. Et tandis qu’il omet cette précision chronologique, le réalisateur distille ça et là, petit à petit, une photographie noir et blanc, une montre moderne, ou un avion en plastique (un Airbus) qui montrent progressivement que ce que l’on voit se passe bien de nos jours. Ce choix permet de renforcer l’aspect millénaire de la société, d’en accentuer la violence injuste par le fait qu’elle soit anachronique, tout comme il en souligne la vulnérabilité et la possible extinction face à la modernité.
Le long voyage vers la vie
Évoquant aussi bien Hymalaya que Sept ans au Tibet, exotique, mais en aucune manière superficiel, artificielle ou convenue, la force de Shambala réside en ce qu’il met en scène une culture de façon complexe et ambiguë, qu’il en dénonce une part sans pour autant la rejeter ni la renier, et qu’il propose des solutions sans assener de leçons de morale à une partie de son public. Il parvient, par son sujet et son traitement esthétique, à atteindre le statut d’œuvre universelle sans être, pour autant, pourvu d’une idéologie, ce qui explique qu’il soit à la fois humble et puissant. C’est une œuvre aussi belle et poétique qu’elle est intelligente, calme que violente, sentimentale que réflexive, et, surtout, qui laisse une place conséquente à la complexité humaine. Shambala est un grand long-métrage d’un grand metteur en scène, Min Bahadur Bham, qui est indéniablement à suivre comme à attendre avec impatience.