“Venise que je n’avais jamais vue et que j’avais tant désiré voir, parlait à mes sens plus qu’à mon âme.” (Camillo Boito/ Senso)
Coup de théâtre à la Fenice
1866, à Venise le théâtre de la Fenice, haut lieu de représentations opératiques, bruisse d’une effervescence particulière. S’y joue à guichets fermés le trouvère de Verdi tandis qu’une intrigue complotiste se noue dans l’enceinte. Le parterre des fauteuils d’orchestre est rempli par les officiers de l’armée autrichienne d’occupation qui affichent des tenues militaires d’un blanc conquérant. Dans les travées, les patriotes résistants italiens font circuler sous le manteau des tracts séditieux qu’ils déversent ensuite sur les indésirables depuis le poulailler tandis que la classe moyenne occupe les galeries supérieures. A l’instant où une clameur entonne : “Aux armes, aux armes” depuis le chœur du proscenium. Les libelles tombent comme à gravelotte qui appellent à l’arrêt de l’ingérence
autrichienne et à l’unification de la Vénétie avec l’Italie sous l’égide de Garibaldi.
Dans la mêlée tumultueuse qui s’ensuit, des échanges vifs fusent entre le marquis Roberto Ussoni (Massimo Girotti), partisan et meneur de la fronde, et le hussard Franz Mahler (Farley Granger). La scène est suivie depuis la loge de la comtesse Livia Serpieri (Alida Valli). L’écrin, le décor et les prémices du mélodrame viscontien sont posés dans un même mouvement d’appareil tandis que la fureur nationaliste éclate comme un coup de théâtre dans l’auditorium de la Fenice.
L’engouement irrésistible de Luchino Visconti pour l’opéra a l’ascendant sur son marxisme avéré. Du moins l’atteste le baroquisme échevelé de sa mise en scène. L’intrigue romanesque s’appesantit sur la corruption morale des amants tandis que l’action des partisans patriotes est reléguée à la marge suite à des démêlés du cinéaste avec la censure. La comtesse Livia est l’âme damnée de Franz Mahler jusqu’au point de bascule où, enfreignant sa volonté, elle force sa retraite à Vérone. Humiliée, elle découvre qu’elle à été abusée et spoliée. Elle dénoncera le déserteur qui subira la disgrâce par le châtiment de l’exécution sommaire.
La scandaleuse de Venise
Entre 1954 et 1957, Visconti dirige Maria Callas à la Scala de Milan et il l’a d’ailleurs pressentie comme son premier choix d’exception pour incarner Livia. Mais la diva, outre les caprices qu’on lui prête, est accaparée par un emploi du temps effréné qui ne lui accorde aucun répit. Le choix par défaut d’Alida Valli pour incarner cette aristocrate dévoyée fait mouche dans l’hystérisation de son personnage et celui de Farley Granger. Le choix de la production s’était porté à l’origine sur Marlon Brando et Ingrid Bergman pour personnifier cette paire sulfureuse. Les démêlés juridiques d’Ingrid Bergman suite à sa liaison extra-maritale chaotique avec Rossellini vont enterrer le projet. Senso adapte librement la nouvelle de Camillo Boito dans laquelle Visconti introduit sciemment le personnage de l’agitateur Roberto Ussoni, aiguillon révolutionnaire et leader nationaliste radical, impuissant à organiser les masses derrière sa cause.
Livia se jette à corps perdu dans une liaison obsessionnelle au point de risquer de compromettre sa position sociale. Insatisfaite par son mariage d’intérêt avec son géronte d’époux, répressif et peu attirant de trente ans son aîné, sa conduite erratique se comprend jusqu’à un point de non-retour où elle livre à Mahler l’argent des nationalistes, la cagnotte des 3000 florins pour acheter son inaptitude au combat auprès d’un médecin ; privant ainsi les insurgés des armes qui leur permettraient de défaire l’ennemi autrichien sur les champs de bataille. Ce faisant, elle franchit une ligne
infrangible. L’élite italienne personnifiée par le comte et la comtesse Serpieri se range hypocritement derrière la bannière de l’unification nationale par crainte des classes populaires. Tandis que son cousin, le marquis Ussoni, puise dans l’héritage familial le courage et la détermination à poursuivre la lutte de résistance face à l’oppresseur, la façade de respectabilité se craquèle avec Livia qui symbolise le délitement moral de l’aristocratie.
Les amants diaboliques
La trame mélodramatique est un bijou de cruauté masochiste qui souligne l’hystérisation de cet amour hypnotique à l’instigation du cynique et débauché Mahler, dénué de principes, qui vient en contrepoint d’une folie narcissique avérée des deux amants dégradés et avilis.
Peu encline à la cause patriotique qu’elle embrasse malgré tout par atavisme familial, Livia s’abandonne corps et âme à ses foucades émotionnelles et sensuelles; entièrement sous l’emprise de la séduction insane qui la conduit à fricoter avec l’ennemi. Elle se voile la face au sens propre comme au sens figuré et avance les yeux bandés comme au bord de l’abîme. Irrésistiblement attirée, elle n’obéit plus qu’à ses pulsions et trahit la cause italienne par désir passionnel pour apprendre que l’amant autrichien veule et peu scrupuleux s’est servi d’elle pour sa fortune et le prestige de son rang.
Visconti filme dans la profondeur de champ une Alida Valli révulsée et névrosée qui erre sans but précis et en tous sens à travers les venelles vénitiennes dans sa robe bouffante.
Visconti brosse l’agonie d’un empire qui vacille. La trame mélodramatique portraiture avec la dernière cruauté une aristocratie engoncée dans ses privilèges. En toile de fond épique, les batailles rangées dont celle de Cortuza se fondent dans un technicolor pastellisé et contextualisent cette passion décadente et ce délitement moral de l’aristocratie. Où la figure héroïque du cousin indépendantiste est estompée et reléguée à l’arrière-plan comme par effraction. Le cadre majestueux de la guerre est un écho assourdissant à la tragédie intime qui se joue.
Visconti fait sienne la démarche tolstoïenne de la petite histoire dans la grande
L’esprit visionnaire à l’envers de Visconti entrevoit le risorgimento, ce mouvement révolutionnaire de réunification italienne entrepris dès 1860, comme un rendez-vous manqué avec l’Histoire qui anticipe de manière prémonitoire le triomphe ultime du fascisme sous Mussolini. Pourvu d’un sens aigu de l’Histoire, le cinéaste faillit lui-même être exécuté par les fascistes en 1944 pour avoir hébergé des partisans communistes. La censure italienne le contraignit à retourner la fin au prétexte que sa version originale constituait une insulte à l’armée italienne, qui montrait l’héroïne vacillante accostée par des soldats telle une prostituée en goguette.
Au moment de réaliser Senso, le réalisateur de souche aristocratique, s’inspirant pour partie du philosophe marxiste-léniniste, initiateur du parti communiste italien ,Antonio Gramsci, désigne la bourgeoisie italienne à la vindicte populaire pour l’accord contre-révolutionnaire qu’elle initia avec la gentry terrienne durant le risorgimento ; trahissant les légitimes aspirations démocratiques du peuple.
C’est dans un parfait syncrétisme que Visconti construit sa fresque comme un architecte. Il allie le souci obsessionnel du détail comme ces fresques fraîchement restaurées qui semblent répondre en trompe-l’œil et en pendant à la névrose de ses protagonistes. La beauté picturale de Venise est exaltée et magnifiée par un technicolor haut en couleurs que vient réhausser la restauration 4K.
Dans une atmosphère intrinsèquement picturale, Luchino Visconti livre ici la vision d’un monde qui s’achemine vers sa dégénérescence , l’effondrement et la ruine que précipite la guerre. Thème récurrent qu’on retrouve dans sa filmographie et qu’il n’aura de cesse d’affiner dans toutes ses grandes fresques historiques. Il ausculte une société malade y compris d’un certain esthétisme, dépossédée de son pouvoir et la déchéance et le délitement moral d’une classe aristocratique en déperdition. Par recouvrement, la décadence aristocratique mène au triomphe de la bourgeoisie.
On notera que Roberto Rossellini reprendra à son compte ce thème de l’incompatibilité entre amour-passion et ardeur révolutionnaire dans la reconstitution poussiéreuse et enfiévrée de la nouvelle de Stendhal, Vanina Vanini en 1961 avec Laurent Terzieff et Sandra Milo.
La ressortie de Senso en salles dans une nouvelle numérisation restaurée fait partie intégrante d’un quadriptyque ou polyptique viscontien comprenant également Le guépard, Ludwig et L’innocent sous la supervision du distributeur Les Acacias.