Il y a des héros ou des héroïnes de cinéma qu’on aimerait être le temps d’un film, d’une scène ou d’une cascade. Il y en a d’autres avec lesquels on boirait bien un verre et d’autres qu’on inviterait peut-être bien volontiers dans son lit. Les instants d’enfance que vit John Mohune dans Les Contrebandiers de Moonfleet sont de ceux qui changent une existence. Où et qui serions-nous aujourd’hui si on les avait vécus à sa place ? Dans le posthume L’Exercice a été profitable, Monsieur (1993) – dont le titre reprend l’une des répliques du film de Fritz Lang -, Serge Daney se souvient de John Mohune comme l’un des enfants qu’il n’a pas été ; un enfant qui a vécu devant lui une existence de celluloïd (1). La petite aventure à laquelle est convié John Mohune, aussi courte qu’elle soit et portée par ses frêles épaules d’enfant, semble en effet pouvoir contenir les premiers balbutiements de toute une existence. John y apprend la peur, la colère, l’amitié. Il se retrouve enfermé dans une tombe, voit danser une femme sur une table, découvre un merveilleux trésor caché au fond d’un puits…
Les images qu’on lui propose et dans lesquelles il est invité à entrer défilent tout autour de lui sans que jamais ne naisse entre lui et elles la moindre distance. Cette histoire de pirates, de contrebandiers, John la vit réellement ; il en fait partie. Pourtant, et c’est le merveilleux du film de Fritz Lang, à aucun moment il ne s’inquiète de ce qu’il voit, de ce qu’on lui dit et de ce qu’on veut lui faire – entre autres le tuer à de nombreuses reprises. John ne risque rien. Il ne pleurniche jamais, il a une confiance absolue en Jeremy Fox – un grand qui est devenu son meilleur ami – et il se sent en sécurité dans les décors de ce village de cinéma comme il le serait à l’école au côté de son maître ou de sa maîtresse. L’amour sans limites de Fritz Lang pour ce petit orphelin lui fait inventer une aventure et de belles histoires comme si, tout seul dans cet univers d’adultes mauvais, John n’aurait pu rester sans elles un enfant. La mort est partout, même chez les êtres qu’il chérit le plus, mais John va vivre avec. Le cinéaste la lui fait rencontrer à de nombreuses reprises – un squelette tombe même à ses pieds – et quand se termine le film, si tout le monde n’a pas survécu, le petit enfant curieux qui était rentré plus tôt dans Moonfleet n’a lui jamais été aussi vivant. Au contact du monde, au contact du destin de ces hommes qui l’auraient tué s’il le fallait, John a vécu ce qui ressemble à ses premiers pas dans la vie. L’autre enfant, au cinéma ou devant son écran, quel que soit son âge, restera très attaché à John comme l’était jusqu’à la fin de sa vie le ciné-fils Serge Daney. L’identification, si identification il y a, passera moins par les folles aventures que va vivre le jeune Mohune que par les raisons qui ont vu cet enfant arriver là. Car si on l’a envoyé à Moonfleet, on en a envoyé et accompagné bien d’autres dans les cinémas voir les mêmes images, les mêmes mondes, vivre les mêmes aventures avec ce même avertissement naïf : « Sois attentif » !
(1) « Au nombre des enfants que je n’ai pas été, il en est cinq, à peine plus jeunes que moi, qui menèrent, dans quelques grands films des années cinquante, une existence de celluloïd. John Powell, John Mohune, Michel Gérard, Edmund Koeler et Antoine Doinel : tous abandonnés », L’Exercice a été profitable, Monsieur, Serge Daney, Editions P.O.L., Paris, 1993, p. 13.