L’Aventure de Madame Muir

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Délesté de ses artifices d’Auteur, Mankiewicz réalise son plus beau film.

Les chefs-d’œuvres, ce n’est pas ce qui manque dans la filmographie de Joseph L. Mankiewicz. La maestria et l’intelligence du Limier, le cynisme de L’Affaire Cicéron, le constat amer de All About Eve… le cinéaste aura promené ses thèmes de prédilection dans tous les genres avec un même brio, comme le prouvent les tentatives de péplum avec Cléopâtre et de western sur l’excellent Le Reptile, réalisés en fin de carrière. Mankiewicz fut un des premiers réalisateurs de l’âge d’or hollywoodien à arborer la panoplie complète de « l’auteur » tel que le définissaient les critiques des Cahiers du Cinéma, toujours responsable de ses très ambitieux scénarios et le plus souvent producteur (sa fonction première avant de passer derrière la caméra) de ses films. Et pourtant, sublime paradoxe, c’est sans doute L’Aventure de Madame Muir qu’il faudrait  voir comme son plus beau film, alors que celui là même va à l’encontre de tous ses principes. C’est une commande (chose encore acceptée par Mankiewicz, dont c’est seulement le 3e film), le scénario n’est pas de lui mais de Philip Dunne (qui s’est fait connaître précédemment avec celui de Qu’elle était verte ma vallée) et le pitch fleure plus le roman de la collection Arlequin que les grands sujets généralement abordés par Mankiewicz. Et pourtant, l’intelligence des choix du réalisateur et les apports d’un vrai travail collectif vont donner une œuvre unique et à l’influence considérable.

Une vie de solitude

L’Aventure de Madame Muir, c’est deux films bien différents, selon la piste privilégiée par le spectateur grâce à un scénario aux multiples degrés de lecture. Dans un premier temps, on peut donc indéniablement y voir un grand film sur la solitude. Plusieurs indices tout au long de l’histoire suggèrent clairement que le Capitaine Gregg serait totalement le fruit de l’imagination de Lucy Muir.Les premières manifestations occultes arrivent seulement après qu’elle ait vu son portrait ; plus tard, les réactions de ses interlocuteurs au langage peu châtié du Capitaine se tourneront vers elle, tandis que, de manière plus insidieuse, la réalisation même de Mankiewicz appuie aussi cette interprétation. La composition des plans, des cadrages lorsque les deux personnages sont ensemble à l’image est particulièrement parlante. Dans les gros plans ou plans américains sur Lucy Muir au centre de l’image, le Capitaine Gregg apparaît souvent légèrement en retrait, sur le côté, tel un mauvais génie venant régulièrement accompagner les pensées de l’héroïne. De la même façon, les entrées et sorties de champ du Capitaine sont dépourvues d’effets spéciaux (alors qu’un fondu où un effet de transparence paraît approprié pour appuyer l’aspect fantastique) et reposent uniquement sur le montage, toujours en rapport avec le déroulement de l’histoire et coupant toujours un dialogue ou moment clé.

Le début du film montre Lucy Muir s’extirpant difficilement de l’emprise de sa belle-famille pour enfin vivre sa vie comme elle l’entend ; mais à cette époque, pour une femme seule, cette liberté a un prix. C’est donc au récit de l’émancipation de cette jeune femme que l’on assiste, au niveau matériel, à travers ses difficultés financières, humain, lorsqu’elle tombe dans les bras du manipulateur George Sanders et évidemment psychologique, avec le personnage du Capitaine. Ce dernier apparaît régulièrement dans les moments de doute de Gene Tierney, la soutient sous ses airs rugueux, en lui dictant ses mémoires, chassant sa belle-famille venue la harceler et devinant ses pensées les plus intimes. Au final, c’est une béquille psychologique à Madame Muir qui peut finalement s’effacer lorsque tout ira mieux pour elle et ne réapparaîtra que bien plus tard, lorsqu’elle se trouvera au seuil de sa vie. Les variations visuelles accompagnant les différents états de Lucy Muir valident cette option. La magnifique photo de Charles Lang se fait ainsi sombre avec un habile jeu de contraste sur le noir et blanc dans la première partie, éclairée et élégiaque lorsque Madame Muir cède au charme de George Sanders, puis douce et apaisée dans la dernière partie. Comme le dit Gene Tierney à sa fille qui souhaite la voir s’installer avec elle, vers la fin du film, on peut se sentir seule au milieu des gens qu’on aime et au contraire être très entourée dans son monde intérieur. Une bien belle réponse qui vaut tous les discours.

Romance entre deux mondes

L’autre film, sans doute celui que l’on préfère tous voir, est une merveille de comédie romantique, sans doute l’une des plus belles et poignantes jamais réalisées. Mankiewicz avait déjà œuvré dans le film gothique avec sa première réalisation, Le Château du Dragon (déjà avec Gene Tierney). Une belle réussite qui souffrait uniquement de la comparaison avec le Rebecca de Hitchcock, vers lequel il lorgnait un peu trop. Ce film aura donc permis à Mankiewicz de se frotter au genre et c’est en toute confiance qu’il aborde L’Aventure de Madame Muir. Dans un récit cette fois ouvertement surnaturel, le réalisateur parvient à créer une merveille d’ambiance gothique et fantastique dans la première partie. Les jeux d’ombres sont constamment surprenants, que ce soit soit la fausse première apparition du Capitaine, dont le visage éclairé dans l’obscurité révèle finalement son portrait, ou celle bien réelle où, après avoir essayé d’effrayer Lucy, il surgit véritablement de l’ombre après avoir été provoqué par cette dernière. Avant cela, il se sera manifesté sous forme de silhouette bienveillante observant ses nouveaux voisins d’un œil amusé.

On bascule ensuite dans la pure comédie à travers les échanges vifs et enflammés des deux héros, la douce et prude Gene Tierney se frottant au tempérament orageux d’un Rex Harrison survolté. Un moment particulièrement plaisant, tant on devine l’attirance mutuelle s’affirmer dans cette opposition de caractères. Ayant toujours rêvé de grande romance et d’aventure, Lucy Muir voit dans le Capitaine une figure fascinante et dangereuse, tandis que celui-ci, après une vie passée à bourlinguer à travers le monde et courir les femmes de mauvaise vie, trouve en elle une distinction et un charme auxquels il n’a jamais goûté. Un des passages les plus savoureux restant celui où Gene Tierney, tapant sous la dictée du Capitaine les mémoires de celui-ci, refuse d’écrire un mot qu’elle juge trop ordurier. Après négociations, elle cède et finit par taper les quatre lettres sur sa machine à écrire, pour une des premières (si ce n’est la première) et parmi les plus subtiles apparitions du terme « fuck » dans le cinéma américain.

Problème : malgré la communion des esprits, le Capitaine Gregg reste bel et bien mort et Lucy Muir va trouver le réconfort auprès du séducteur mais retors George Sanders (qui retrouvera Mankiewicz pour le rôle à Oscar de journaliste manipulateur de Eve), au grand désespoir du marin. La séparation est inévitable et nous offrira une scène d’adieu déchirante, où le Capitaine Gregg s’efface de la mémoire de Lucy pour la laisser vivre sa vie.
Mais ce n’est rien à côté de l’épilogue, amené par une des meilleures illustrations du temps qui passe, lors de séquences de plages où une planche de bois s’effrite lentement à travers les décennies. Lucy, ayant rendu son dernier souffle, retrouve sa jeunesse pour rejoindre le Capitaine et le couple de vivre enfin son amour pour l’éternité, débarrassé des contraintes terrestres au terme d’une dernière image somptueuse (reprise à l’identique des décennies plus tard par Quelque Part Dans Le Temps). On saluera un des scores les plus aboutis de Bernard Herrmann, qui a su saisir toutes les nuances du scénario et offre en prime un thème principal des plus entêtant et envoûtant.

 

Succès relatif à l’époque et régulièrement dans l’ombre des autres grands chefs-d’œuvres de Mankiewicz, l’héritage du film est aussi insidieux que considérable. De Ghost à Une Question de Vie Ou de Mort de Powell, pour toutes les histoires d’amour entre le réel et l’au-delà, et des Innocents à La Maison Du Diable, pour tous les films gothiques avec une femme au trouble psychologique, Les Autres de Alejandro Amenabar constituant l’incarnation la plus récente du genre. Quoiqu’il en soit, il reste un des plus beaux films du monde, assurément.

Titre original : The Ghost and Mrs. Muir

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Durée : 104 mn


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