Rencontre avec Joana Preiss

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Actrice remarquée chez Assayas et Honoré, un temps égérie de Nan Goldin, Joana Preiss signe « Sibérie », son premier long métrage en tant que réalisatrice. Un film en forme de confession qui n’est pourtant que de la fiction, où désir de cinéma et souvenirs intimes ne font qu’un. Rencontre.

Le film est né un an après avoir rencontré Bruno Dumont au cours d’un voyage en Sibérie. Qui en a eu l’idée ?

Il s’agit d’une idée commune. Nous désirions tous les deux faire un film ensemble. Lors de la premiere évocation concernant ce projet commun, je pensais très naïvement qu’il me filmerait alors que pour lui, il était clair dès le début que nous filmerions tous les deux, et que nous serions ainsi tous deux les protagonistes du film. J’ai été fortement attirée et convaincue par cette idée. Bruno m’a mis une caméra dans les mains de manière très naturelle. Suite à une invitation en Sibérie, on a décidé d’y repartir ensemble, et d’en faire un film. Le film est né d’un désir très fort de cinéma : je crois que le cinéma n’est qu’une question de desir au fond.

Vous avez l’habitude de tourner avec les gens que vous connaissez, que vous aimez…

Heureusement que je ne tourne pas qu’avec les gens que j’aime ou que j’ai aimé, mais il se trouve qu’à l’inverse, j’ai travaillé avec tous les gens avec qui j’ai eu une histoire à un moment donné. Le domaine de l’intime m’a toujours intéressée. Du coup, j’ai un peu construit ma vie de cette manière-là, sans que ce soit pour autant prémédité. Ma vie et mon travail sont étroitement liés, c’est vrai : l’intime est un sujet qui me porte, c’est une manière de se regarder différemment, peut-être. Mais le déversement ne me plaît pas ; j’ai juste envie de partir de ma matière à moi.

Pour autant, pensez-vous que Sibérie puisse parler à tout le monde ?

Je suis peut-être complètement dingue, mais je le pense, oui. Le film a été projeté pour la première fois au FID de Marseille, où il était en compétition internationale, et il y avait un vrai public. J’étais assez surprise des retours que j’avais : un nombre impressionnant de personnes sont venues me voir en me disant qu’ils avaient vécu le même type de relations, que cela les angoissait ou les consolait de se reconnaître dans le film. Les gens se projetaient énormément.

Quelle est la part de fiction dans un film comme Sibérie ? Est-il très écrit, ou tout est-il laissé au hasard ?

L’écriture se fait en deux temps. Au tournage d’abord, au moment où la caméra et le regard décident de se porter sur un événement plutôt qu’un autre. C’est une écriture, que l’on pourrait apparenter à une écriture documentaire. Puis au montage, dans un deuxième temps. Là, je transforme complètement l’histoire. Ce n’est pas du tout un documentaire sur mon histoire avec Bruno Dumont – je n’avais pas du tout envie que ce soit ça. J’ai complètement réinventé l’histoire et la manière dont j’articulais les choses. C’est une vraie fiction.

 



Les filmer, est-ce une manière de fixer les histoires ?

J’aime bien l’idée. Ca permet de poursuivre les choses, de créer une continuité. J’ai travaillé énormément de temps sur ce film. Nous n’étions déjà plus ensemble au moment où je montais, et c’est vrai qu’il y avait une vocation à former un souvenir. Le fait que ce film existe donne une pérennité à l’histoire. Ce serait bien si on arrivait à immortaliser chaque histoire d’amour d’une façon ou d’une autre par le biais d’un film, d’un livre ou d’une photo …

Se filmer renforce-t-il une histoire ?

Ah non, pas du tout, c’est un peu le contraire… Dans ce cas précis, c’est le film qui a pris le dessus. À un moment donné, j’avais l’impression que l’on choisissait l’histoire ou le film. C’était presque comme si on pouvait se mettre à filmer seulement une fois l’histoire terminée. Je ne me suis pas dit : « je choisis le film », mais en même temps, nous sommes deux personnes de cinéma. Nous sommes étroitement liés et attachés au cinema.

Le plus passionnant dans Sibérie, c’est la manière dont vous assumez chacun deux rôles, celui de réalisateur et d’acteur. Etait-il possible de ne pas du tout jouer, parfois ?

Tout est un peu sur le fil du rasoir, dans ce film, sur la corde raide. La frontière est toujours très fine. J’ai l’impression que c’est troublant. Par exemple, il y a ce rapport très important entre pudeur et impudeur. Je tenais à ce que le film soit pudique. Après, je suis actrice au départ. Et quand il y a une caméra devant moi… Il est probable qu’il y ait un peu d’exhibitionnisme relatif à mon métier. En même temps, comme les caméras étaient minuscules, cela permettait d’entrer dans une certaine intimité, un certain réalisme.

Quelle importance avait le matériel utilisé pour Sibérie ?

Le matériel est très important. J’ai assumé la mini DV depuis le filmage jusqu’à l’étalonnage, et j’en ai conservé le grain particulier, ainsi que les différences entre les deux caméras. Sibérie aurait été complètement différent s’il avait été filmé avec un Canon 5D par exemple. Ça me plaisait énormément de ne pas avoir d’équipe, que nous soyons absolument tout seuls. Nous nous partagions les caméras : on filmait tous les deux, avec l’une ou l’autre. Tout était interchangeable, rien n’était attribué…

Rien n’était donc préparé à l’avance ?

Si, le voyage, par exemple. Après, j’avais écrit de petites choses mais que j’ai abandonnées très vite. J’avais notamment eu envie d’une histoire de vampires, comme j’aime bien les films de Dario Argento, de Brian de Palma ou encore de Carpenter mais finalement, la magie du moment m’intéressait beaucoup plus que tout ce que j’aurais pu écrire en amont. On avait vingt-quatre heures de rushes, il y avait des irruptions qui amenaient immédiatement la fiction, avec cette espèce d’incertitude qui était de ne pas savoir si c’était intéressant ou pas. Au dérushage, on a tous les deux été d’accord pour se dire qu’il y avait là un film. J’aurais été prête à laisser tomber s’il n’y avait pas eu de matière. J’avais conscience que le matériau était tres fragile, que c’était un objet très singulier dès le départ. C’est ce qui m’intéressait.



Comment avez-vous travaillé sur le son ?

Autant que l’image, je voulais que le son reste proche de la sensation, de l’expérience que j’avais eue pendant le voyage. Tout était enregistré avec le micro de la caméra : il a fallu effectuer un travail de son très précis pour en garder l’essence et la précision. Heureusement, j’ai trouvé un monteur son merveilleux (Thomas Fourel). On a gardé le son le plus brut possible, proche de ce qu’il est en réalité, en le ciselant et en l’enrichissant.

Sibérie interroge aussi le langage. Par exemple, Bruno vous dit « Ton intérieur est numérique, ton extérieur est cinématographique ». C’est une phrase qui surgit toute seule, ça ?

Ça vient lors d’une longue discussion. Ce dialogue existait au milieu d’un plan-séquence de quarante-cinq minutes dans la salle de bains, où je parlais de mon métier d’actrice, de mon envie d’être aimée… Là, pour le coup, la scène aurait pu rendre le film complaisant, se transformer en « Moi, Joana, actrice… ». Ça devenait un film que je n’avais pas envie de faire. La conversation entre Bruno et moi nous montrait lui un peu théoricien, moi fille transparente, spontanée, écorchée… Il y avait un côté « je vais t’apprendre à faire du cinéma » qui me gênait. Je n’ai gardé que cette partie, qui advient à l’issue de nombreux échanges.

On pense parfois aux films de Sophie Letourneur dans ce qu’on saisit de la « vraie » vie à travers les dialogues. Et il arrive qu’on se dise que c’est trop beau, trop malin pour être vrai…

La comparaison est flatteuse. Mais tout est honnête. La fabrication, le fictif et la mise en scène se font au montage. Et cela peut donner un peu l’impression d’être factice : mais le film est vraiment honnête, même si c’est sans cesse manié et remanié. Lorsque j’ai fait la transcription de la totalité des dialogues, très en amont du montage, j’ai été surprise par la cinématographie réelle de certains d’entre eux, peut-être plus forte que s’ils avaient été écrits au préalable.

Vous êtes-vous tout de suite sentie légitime en tant que réalisatrice ?

La question de la légitimité est trop complexe. Mais il y avait quelque chose comme une évidence, en tout cas. Là, comme il est question de l’intime et que c’était une histoire que moi seule pouvait raconter, la question de la légitimité ne se posait plus. J’ai plus été intimidée, peut-être. De la même manière que ce film est ambigu avec beaucoup de choses qui se croisent, qui sont un peu bord-cadre, tout est tellement lié que l’intimidation venait aussi de la matière que j’avais créée.

L’action aurait-elle pu se dérouler ailleurs que dans le Transsibérien ?

Non. Je pense vraiment que ce film existe de la manière dont il existe parce que le Transsibérien, parce que la Sibérie. Le Transsibérien allait très bien avec l’histoire de ce couple en déflagration, en tension. L’idée du huis clos dans un train face à l’étendue de l’espace était le décor idéal pour raconter cette histoire. C’est très particulier, le Transsibérien. On est enfermé dans un compartiment, on sort très rarement. On ne peut parler à presque personne lorsque l’on ne parle pas russe. L’intime qui naît de la confrontation est presque obligatoire du coup. Ce qui est intéressant, et j’espère avoir réussi à retranscrire dans le film, c’est à quel point on perd toute notion du temps : à mesure que le train avance, on change de fuseau horaire, et on ne sait jamais quelle heure il est. C’est troublant d’avoir l’impression de rattraper le temps, c’est peu un film d’angoisse en fait !



Maylis de Kerangal en parle très bien dans son livre Tangente vers l’est

Oui, et c’est sublime. J’adore cet auteur. Je l’ai rencontrée pendant que j’étais encore en montage. Et nous avons parlé de nos voyages respectifs croisés. Le Transsibérien crée une tension, et en même temps il crée une forme de contemplation et de poésie. Il y a le silence. C’est une sorte de vie quotidienne un peu transformée. On apprend la patience.

Aviez-vous des références en tête pendant que vous tourniez ? On peut penser à Jonathan Caouette…

Je ne pensais pas du tout à lui, même si j’aime beaucoup Tarnation. Je n’avais aucune référence précise. Je pensais à mon film. Bien sûr, j’ai grandi avec un certain cinéma, et je suis évidemment portée par des images et des sons qui, inconsciemment, ressortent peut-être dans Sibérie.

Sibérie correspond-t-il à vos attentes initiales ?

C’est un projet qui m’a pris plusieurs années. Comme j’ai monté très longtemps seule avant de faire intervenir ma monteuse, j’ai eu une période d’appréhension, où j’ai été renvoyée à mille réalités. J’ai vu des trucs bizarres sur moi. Il m’a donc fallu du temps et du travail sur la matière en solitaire pour que je m’en éloigne. Et puis j’ai eu d’autres projets en parallèle avant de m’immerger exclusivement et totalement. Aujourd’hui, le film correspond exactement à ce que j’avais envie de faire. Je n’aimerais pas du tout le changer.

Allez-vous continuer à réaliser ?

Oui, j’ai commencé un autre film, que je filme seule et en Super 8. Je ne suis pas dans le film, il n’y a qu’un seul personnage, pas du tout acteur normalement mais qui le devient pour moi. Quelqu’un de très proche de moi, encore, dans un décor très simple. Le film est beaucoup plus écrit en amont, au contraire de Sibérie. J’ai vraiment pensé à une histoire, à un personnage, à un lieu, un drame.

 

Propos recueillis par Jean-Baptiste Viaud – Juin 2012

À lire : la critique de Sibérie.


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