Du livre à l’écran
Les Quatre nuits d’un rêveur de Robert Bresson reprend une nouvelle de Dostoïevski qu’avait adapté une première fois Luchino Visconti en 1957 (les nuits blanches) pour la transposer cette fois-ci au Paris de 1971. On suit ainsi Jacques quatre nuits durant, aux cours desquelles, après avoir sauvé une jeune fille du suicide, Marthe, il converse avec elle. Cette dernière attend avec anxiété le retour de l’homme auquel elle s’est donnée l’année passée. Et l’on peut dire que le premier avantage de cette adaptation fidèle au livre consiste en sa structure sinueuse ; adoptant les points de vue de Jacques comme de Marthe, usant notamment du flashback ou n’hésitant pas à suspendre le récit pour observer ses personnages tels un film ethnographique. Soit une architecture qui permet de générer un beau suspense et un rythme fluctuant dont le dynamisme confère une énergie élégante à l’œuvre. Mais la particularité de Quatre nuits d’un rêveur consiste surtout en ce qu’au style de Bresson : soit la fragmentation de l’espace au moyen de plans rapprochés unis par les mouvements chorégraphiés d’acteurs jouant avec une voix blanche, se joint un tournage, dans un geste très nouvelle vague, en prises de vue directes dans le Paris de 1971.
Entre chien et loup
Ainsi, et bien que pourvue d’une dimension allégorique permettant une mise en parallèle entre le personnage principal (un peintre enregistreur de sons regardant les femmes tel un voyeur) avec le cinéaste lui-même, le film allie à son aspect sophistiqué une allure documentaire par la nature même de son dispositif de tournage. Une allure accentuée par une bande sonore enveloppante qui laisse une place centrale aux flux sonores des rues de Paris pour mieux y immerger le spectateur. Liant elle aussi les espaces entre eux, cette bande-son contribue au rythme de l’histoire, à ses rebondissements et à ses variations de tons, notamment par l’usage de musiques intradiégétiques jouées ou chantées naturellement par des personnages dans les rues de Paris. Ces musiques, qui prennent ici classiquement le relaient des émotions et du sens des séquences, permettent de faire jaillir du romanesque de la cité comme si ce dernier y existait à l’état naturel. Cette combinaison radicale de natures documentaire et fictionnelle permet ainsi de créer une zone d’entre-deux (qui n’a rien à envier à celles de Kiarostami et Panahi) qui fait écho à la situation des personnages, puisque ces derniers sont tiraillés entre leurs convictions romantiques et la réalité du monde moderne.
Chaleur sensuelle
Ainsi, et comme le réalisateur l’avait fait précédemment pour La dame du bois de Boulogne, l’histoire venue d’un siècle passé ne jure jamais avec cet univers, à la fois réel et irréel, abstrait et naturel, où à la nature onirique du film s’ajoute une allure fantasmagorique. Car à l’attitude froide de ses personnages à voix blanche, Bresson associe une lumière expressive et très enveloppante (qui, comme la bande-son, semble immanente aux décors) et utile à représenter ou amplifier visuellement les pulsions, désirs et émotions de Jacques et Marthe. Cet usage génère un fort contraste entre l’attitude des personnages et leurs milieux, qui est donc à la fois un environnement contaminant par sa magie et contaminé par le désir des individus qui s’y déplacent. Ce parti pris, avec les quelques scènes de nus auquel recours Bresson, donne une aura très sensuelle au film. Par ailleurs, l’adaptation de Dostoïevski, auteur alors rebutant pour nombre de « révolutionnaires » communistes, staliniens, guévaristes, trotskistes, maoïstes (et on en passe : le fond de l’air étant vraiment rouge écarlate à l’époque…) soit une bonne partie de l’intelligentsia et des étudiants d’alors, à une période où à la fièvre révolutionnaire s’adjoignait la révolution des mœurs, n’est pas anodine.
Petits prétentieux !
Quand il tourne comme il le fait une œuvre romantique aux accents naturalistes, en parvenant à unir une œuvre du passé à un présent se voulant alors en rupture radicale avec lui, Bresson montre que ce dit passé n’est ni mort, ni enterré, mais d’actualité. Il montre que son existence ou sa redécouverte ne sont qu’une question de perspective avec laquelle on observe son environnement. Le romantisme, ses sources, et tous les comportements spécifiques des individus dont ils découlent, sont toujours là, vivaces, et à portés d’œil. Et dans une décennie où la retenue et la pudeur commençaient à laisser place à l’impulsivité et l’expressivité (le nouvel Hollywood déployait ses ailes), où la libération sexuelle prenait une ampleur inédite (l’érotisme et la pornographie s’apprêtaient à prendre un essor jamais vu) avoir recours à des personnages incarnés de façon antinaturelle, dont l’érotisme, la puissance des émotions et la passion, passaient par le non-dit et la conversation philosophique, tenait du pied de nez ironique envers une jeune génération suffisante et arrogante. On peut même penser que cela s’apparentait à un subtil geste contre-révolutionnaire.
Vieille question
On sent bien, au travers de cette œuvre plus généreuse envers son public qu’à l’accoutumée (la voix blanche des acteurs n’est pas totale et la musique permet de respirer) qu’en observant des personnages du dix-neuvième siècle toujours actuels et à la recherche de sens et d’espoir, dans un monde travaillé par le matérialisme, les nouvelles technologies et qui se détourne de la spiritualité, que Bresson a perçu les lendemains désabusés à venir. Ledit questionnement de la spiritualité est d’ailleurs l’un des thèmes, si ce n’est le thème, récurent de toute son œuvre, tout comme celle de Dostoïevski. Dostoïevski qui n’est pas une rencontre fortuite dans la carrière de Bresson dans la mesure où la nature de son style en plan serré fragmentant l’espace et isolant les personnages, donne naturellement corps à certaines des obsessions de l’auteur russe. Des obsessions qui consistaient à étudier et, surtout, à lier l’absence de spiritualité d’une époque à la vénalité des individus de la société moderne. Une société qui avait justement tendance à isoler ses membres grâce/à cause de ses nouvelles règles, pour mieux les contrôler ou les exploiter.
Un espoir
Parfaitement équilibré et monter sans doute au moyen d’un métronome tant l’ensemble est rythmé de façon millimétrique et musicale, Quatre nuits d’un rêveur réussit la prouesse d’être l’un des plus beaux films de son auteur, l’une des plus belles adaptations de Dostoïevski, en donnant vie au style de l’écrivain et non pas en l’illustrant (au-dessus, à notre sens, de celle de Visconti) et d’émouvoir son public en grande partie grâce au talent de ses comédiens. Comédiens qui ne sont pas, ici, réduits au rang de modèles. Le film précède, par son inquiétude et ses questionnements, certaines des œuvres à venir de Pialat et Cavalier, et il est à mettre en parallèle avec celles de Rohmer qui en était alors à son Genoux de Claire. Et puisque nous vivons une époque troublée, hors de contrôle, revoir quatre nuits d’un rêveur tient d’un bienfait, d’un besoin impérieux, car il donne espoirs. L’espoir que l’intelligence et le raffinement sont encore là, sous nos yeux, et qu’il suffit d’apprendre à regarder pour les discerner.