Poursuite

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Un premier film marquant surtout une possible réactivation du grand naturalisme « à la française ». Une vraie réussite du genre, mettant en lumière une personnalité à suivre.

De quelle poursuite est-il précisément question, dans le premier long métrage de Marina Déak, dont elle incarne « accessoirement » le personnage principal ? Celle de l’homme de sa vie ? De sa juste place dans la société ? Du bonheur ? D’elle-même ? Qu’importe en fait la réponse tant, plus qu’ailleurs, le titre a moins pour fonction ici de donner indice des enjeux du récit que les enfouir toujours plus, différer leur identification par le biais d’une apparente neutralité, une égalité des jours avec eux-mêmes, des micro-événements et habitudes remplissant bon an mal an la vie d’Audrey, la trentaine, parisienne, divorcée d’Éric, mère de Mathieu, 7 ans.

Pour tout dire, rien dans Poursuite ne semble tout à fait mû par la nécessité d’engager le personnage d’Audrey dans une quête décisive. Une belle scène parmi d’autres nous la montre au Pôle emploi, attentive sans plus aux questions et recommandations de sa conseillère : d’évidence, Audrey n’est pas l’héroïne d’un film « social », Poursuite ne sera pas la version ciné de l’éclairant Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, publié l’an dernier. Une autre l’écoute taquiner Stéphane, son amant, au sujet d’une éventuelle maîtresse dont le numéro figure sur son portable : clairement, Poursuite, si la question du couple, de l’engagement, de l’amour le travaille tout du long, ne sera pas pour autant un film sentimental, pas un remake sans fard ni violon du récent Mademoiselle Chambon.

La chance de ce personnage de trentenaire – a priori familier pour quiconque a fait serment de s’intéresser de près aux affaires récentes du cinéma français – est au contraire de ne pas avoir assez d’un seul film pour nous faire rire (telle La Reine des pommes) ou nous émouvoir (telle Belle Epine) durablement, de ne pas avoir attendu ce film pour être ce qu’il est, poursuivant sa route sur une heure et demie sans trop s’enquérir à l’arrivée de qui il aurait pu perdre en route. Le choix radical de la cinéaste-actrice est ainsi de ne s’imposer aucune urgence à installer un unique récit prioritaire.

D’histoires, Audrey en vit au vrai mille et une simultanément, les plans et séquences semblant moins se répondre, travailler solidairement à équilibrer le récit que se côtoyer, se croiser, s’ignorer même parfois, à l’instar des visages d’individus ordinaires se partageant les images d’ouverture du film, dans le métro parisien. Une réunion « familiale » de l’ancien couple avec leur enfant, à l’occasion de l’anniversaire de Mathieu, succède ainsi, dans les premières minutes, aux regards très suggestifs échangés par Audrey et Stéphane. D’un homme l’autre, la fille reste la même, aussi bien femme divorcée ressassant les raisons de leur échec avec son ex que célibataire sexuellement active, Stéphane tenant même lieu pour Mathieu, au détour de quelques scènes, de père de substitution, le temps d’une soirée au théâtre ou d’un réveil difficile.


 

C’est peut-être que le but de Marina Déak serait moins de « définir » son personnage, faire de Poursuite la scène de ses confessions, vacillements et abandons, de sa lutte ou sa survie, que de prendre la mesure des divers degrés de séparation constituant une vie : celle de ce personnage, Audrey, comme celle de tous les personnages qui l’entourent, la fréquentent, la rencontrent ou la retrouvent au croisement de deux rues. Bien sûr, 90 minutes ne sauraient suffire à donner à chacun sa chance, élire alternativement chaque compagnon de route d’une supposé « héroïne » comme la star, le vecteur provisoire d’un récit aux innombrables ramifications (Poursuite n’a pas le temps, peut-être pas les moyens et sans doute pas l’envie d’être un film choral, Le Goût des autres bis).

Mais tout laisse surtout deviner qu’au fond, à bien y regarder, Audrey elle-même n’est l’héroïne d’aucun roman, la vedette d’aucune sitcom (bien qu’entourée de garçons, cette dernière bat Hélène à plate couture, en matière de séduction). Pas assez démunie, rejetée par le système, le monde, les siens pour incarner une battante, une mère courage de mélodrame ; trop complice avec sa mère (même si leur dernier échange dans le film sera d’une franche cruauté), son fils (qui certes feindra de ne pas l’être auprès de vigiles interrogeant sa mère dans un centre commercial), voire ses mecs (l’ancien, l’actuel et l’éventuel prochain, soit le frère de Stéphane, auquel le charismatique Aurélien Recoing prête sa carrure très « mâle ») pour apparaître comme une figure marginale ou cynique.

Bien dans sa peau, pas trop mal dans sa tête, Audrey serait ainsi un peu l’antithèse, le remède à une certaine sur-caractérisation du trentenaire, sur laquelle trop de films à l’ambition « naturaliste » marquée (les moins bons Doillon ou Téchiné, l’impardonnable Pieds nus sur les limaces de Fabienne Berthaud, le décevant Happy few d’Antony Cordier, etc.) ont eu tendance à faire leur beurre. Bien que Marina Déak insiste, dans l’entretien qu’elle nous a accordé, sur son manque d’affinité réelle avec le « système Pialat », devenu ces trente dernières années pour une large part de la cinéphilie une forme d’« idéal » du naturalisme, force est de constater qu’il est peu aisé de ne pas au moins y penser, à la découverte de Poursuite ; notamment devant les scènes d’intérieur, esquissant une intimité pleine du personnage, avec son fils (caprice nocturne, danse exaltée…), sa mère (visites chez cette dernière, qui élève Mathieu la majeure partie du temps) et Stéphane (une scène de sexe aussi crue et brute que dans Loulou ou A nos amours).

La force de Pialat, sa « grandeur » pour les fans semblait reposer sur une certaine virtuosité dans l’alternance en une même scène des pleins et des déliés, de la tempête et de l’accalmie, son établissement sans rival d’une mise en scène « dans l’œil du cyclone », pour reprendre la définition météorologique de ce cinéma proposée par Serge Daney dans sa critique d’A nos amours. S’attacher à cette esthétique correspondrait ainsi à un besoin d’insécurité, l’attrait pour une mise à mal, un possible retournement du dispositif-cinéma, où la fiction doit sans cesse rendre des comptes au « réel », à la matière, à la pesanteur.

 

Moins ombrageux (c’est sans doute ce souci manifeste de ne pas s’en faire plus que nécessaire, de laisser à chaque épisode de la vie d’Audrey la latitude suffisante à sa « dé-dramatisation » qui distingue le plus Marina Déak de Pialat), Poursuite est néanmoins d’autant plus singulier aujourd’hui que d’une esthétique au départ très « deux pièces cuisine » – la question immobilière aura par ailleurs bien sa place dans la dernière partie du film –, une circonscription initiale de sa fiction, il saura tirer au fur et à mesure le meilleur parti, en termes de pure scénographie. Peu de films offrent en effet cette possibilité de sentir un personnage autant « chez lui », dans sa tanière, son « milieu » (au sens moins social que climatique). Mieux encore, très peu de films parviennent à restituer ainsi l’utilité, la « fonction » de chaque espace traversé par un ou plusieurs individus (métro, piscine, petite salle de spectacles, bureaux, Pôle emploi, jardin public accueillent ainsi autant les fragments de quotidien d’Audrey et les autres qu’ils les imprègnent en même temps, au moins provisoirement). Rien de vraiment théâtral, ici, l’espace s’offrant moins comme une scène à proprement parler qu’une zone, un environnement propice à converser, fumer un pétard ou baiser (scène surréaliste – la seule ? – de la drague en piscine).

Comment conclure sans dire un mot des acteurs (tous excellents, pourquoi chercher d’autre qualificatif), de l’actrice ? Nous avons déjà assez parlé des César pour cette année, inutile donc de miser sur elle en « révélation féminine » du moment. D’abord parce que la conviction de ses réponses à nos questions, la précision de sa parole de cinéaste sont un rempart à toute extrapolation hasardeuse : si elle joue elle-même dans son film, fait jouer à son propre fils le rôle de Mathieu, aborde ce sujet finalement assez peu exploré de la maternité sous un angle moins sociologique que simplement « réaliste », c’est en toute connaissance de cause. Audrey comme Marina Déak n’ont pas de temps à perdre à chercher à amuser ou émouvoir, distraire ou envoûter quant à leurs trajectoires propres (bien distinctes, précise-t-elle plus d’une fois). Il y a plus urgent pour elles que de s’apparenter à une « vague », nouvelle ou non, une tendance plus ou moins certaine du cinéma français : tracer leur route, donner vie à un personnage à la fois opaque et transparent, offrir à qui veut un cinéma n’ayant pas peur des maux (film cru, en rupture de ton permanent, tout sauf saisissable en une seule vision).

Ensuite parce que encore une fois, Poursuite ne peut être défendu, mis en avant cette semaine sur ce site comme un film « événement », une œuvre fédératrice susceptible d’essaimer longuement hors de son secteur (ce qu’est peut-être devenu, à son corps défendant, le premier long métrage de Sophie Letourneur, dont l’avenir nous laissera mesurer la réelle portée esthétique et anti-narrative dans le paysage cinématographique contemporain), se refusant obstinément au coup de force, à la démonstration d’acquis. Narcissique pour certains, démocratique pour d’autres, irritant pour toi, séduisant pour moi, nul pour nous, prometteur pour vous, Poursuite est en définitive l’objet d’une bénéfique mise à jour de notre degré de tolérance, face à une qualité – naturaliste – française que l’on estimerait déjà connue. Une quête évidente au moins pour le critique : savoir prendre acte sans morgue ni forfanterie de sa proposition.

Titre original : Poursuite

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Durée : 92 mn


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