Plumes

Article écrit par

Pince-sans-rire

Un balancement

La première particularité de Feathers est de renoncer à la comédie. Pourtant le film y aurait été propice : durant une fête d’anniversaire, l’homme de la famille est transformé en poulet par un magicien itinérant, sans aucune possibilité de le faire retourner à sa forme humaine. Le recours au mélodrame aurait lui aussi été possible, le tragique guettant : soudain privé de sa seule source de revenue, la famille, qui était déjà pauvre, semble condamnée à une vie misérable. Au lieu de cela, Omar El Zohairy choisit un entre-deux finement équilibré entre la situation désespérante et le cocasse de son parti pris fantastique (fantastique s’inscrivant dans une forme naturelle et dépouillée de tout effet pyrotechnique.) Toute la misère de la famille ne sera jamais la source d’un misérabilisme condescendant et réciproquement, le bizarre de la situation ne sera jamais l’objet d’un rire cathartique tendant à relativiser la situation et, ainsi, à la faire accepter. Ce balancement permanent entre tragique et moquerie contribuera à créer une dynamique puissante au sein du film, lui conférant une ambiance d’étrangeté permanente, utile à rendre compte objectivement du statut d’une famille pauvre égyptienne, sans pour autant avoir recours au manichéisme ; refusant la simplicité.

  

Une ambiguïté

Ce refus de la simplicité se ressent notamment par une caractérisation complexe des personnages, à commencer par celui de la mère de famille. Personnage principal à qui la charge familiale incombe, elle ne sera jamais véritablement sympathique, tendra vers le mutisme, tout en n’étant pas une martyre ou un symbole de lutte sociale. Les questions du système inégalitaire, consumériste, patriarcal (et à travers lui, du féminisme) de la société égyptienne, sont bien présentes, mais sans jamais être frontalement dénoncées ; juste exhibées en l’état, au travers de la coupe transversale de ladite société que constitue le parcours de la mère de famille. Ce qui sera utile à mener le film vers un final d’une étonnante ambiguïté et relativement ouvert quant à l’interprétation de l’évolution du personnage. Jamais on ne saura tout à fait si le parcours accompli lui aura effectivement été utile ; elle qui passe par toutes les formes d’humiliations possibles : responsabilité de la disparition du mari, refus de son embauche, refus de lui transmettre le salaire de son fils mineur, attrapée par un chien parce qu’elle volait de la nourriture pour ses enfants…Jamais on ne saura si son action finale constituera un acte de folie face à une prise de conscience de son épuisante situation, ou un acte de libération à la suite de l’accroissement de son autonomie, acquise grâce à l’absence du mari.

        

Une rigidité

Les cadres, généralement larges et fixes, dépeignent un environnement sale, à l’abandon et à la crasse omniprésente, dans lequel déambulent des personnages qui y semblent incrustés ; donnant l’impression de faire partie de ladite crasse. Le film, dans sa structure esthétique, n’est pas sans rappeler le Jeanne Dielman… de Chantal Akerman, ou, surtout, certains films de Tsaï Ming-Liang. Autant de films où les personnages se meuvent dans des décors dont la fixité confine à la rigidité et renvoie à l’aspect gelé, mécanique et déshumanisant des sociétés modernes ; dont les humains ne sont plus que des rouages, des ombres ou comme des insectes perdus dans une immensité qui les dépassent. Dans cette lignée, Plumes montre un univers statique et creux, où l’homme est réduit à une sorte de résidus pouilleux condamnés à marchander sa survie au jour le jour. Ce qui est notamment représenté par l’usage récurrent d’inserts de mains montrant deux choses : le travail manuel et les transactions financières opérées régulièrement. Agissant ainsi comme l’antithèse de toute forme de sensualité. Le monde dépeint est celui de la désillusion et du manque de perspective. Un monde où la présence de magie et de miracles laisse indifférente. Pas de musique, aucun sourire et très peu de paroles viennent compléter un tableau particulièrement sombre, qui, justement, ne bascule jamais dans la noirceur absolue du fait de cette perturbation fantastique, amusante et ironique que constitue la transformation du mari en un poulet. Poulet qu’il faudra mener voir le chaman ou le médecin ; qu’il faudra nourrir et soigner.

     

Une férocité

Grâce à la combinaison entre cet hyperréalisme crasseux, le fantastique du tour de magie, et la réaction détachée, blasée, de tous les personnages, qui prennent comme un fait banal l’incongruité de la situation (jamais aucun d’entre eux ne sera surpris par l’existence de cette magie et de la transformation du mari en poulet ; chacun étant bien trop accaparé par son occupation première : survivre et ne rien faire) le film parvient à faire preuve d’un humour féroce et satyrique, sans jamais tomber dans une quelconque forme de moralisme. Un humour grinçant et corrosif qui ne mène pas à l’éclat de joie, mais à la prise de conscience et à la réflexion sur le ridicule, ainsi que la violence, émanant de certains pans de la société égyptienne. Sans jamais omettre la responsabilité inhérente du peuple se trouvant dans cette situation ; lui qui tendra à se laisser faire et se satisfaire de sa condition. On l’aura compris, l’ombre du printemps arabe est omniprésente et semble planer au-dessus de ses illusions perdues. S’apparentant à la forme de la caricature politique, le film exprime un regard dur et affûté sur les meurs égyptiennes contemporaines. Il démontre que l’humour, quand il n’est pas réduit à la moquerie, peut-être redoutablement politique lorsqu’il est utilisé avec conviction et intelligence. En cela Plumes est digne de son Grand Prix de la Critique 2021.

  

Titre original : Feathers

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Durée : 112 mn


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