Playtime est écrit comme Balzac composa sa comédie humaine : Tati y condense toute une vie, ou plutôt, plusieurs vies dans une seule et même ville. Tativille, donc. Découpé en six séquences, le film déroule un nombre imposant de strates : spatiales, temporelles, auditives, visuelles, jusqu’à ce que le tout ainsi dessiné prenne sens, et vie. Ainsi, c’est le personnage de M. Hulot, ici accompagné de la jeune Barbara, une touriste américaine, qui constitue le fil rouge entre les six volets majeurs de cette œuvre. Le personnage de Barbara représente l’envers féminin de celui de Hulot, le reflet exact de celui qui a pris forme et vie au fil des œuvres qui composent la filmographie de Tati : jeune, elle a la même fraîcheur, le même regard naïf que Hulot ; touriste, elle est naturellement encline autant que lui à découvrir ce qui l’entoure ; femme, elle a sa grâce lunaire, sa douce folie. Ils rient et s’étonnent des mêmes situations absurdes, des mêmes objets loufoques, ceux que la modernité, quant à elle, contient autant qu’elle ignore. L’indifférence de cette dernière fait d’ailleurs, souvent, autant spectacle que ce qui nourrissait d’abord la surprise et l’imagination des deux héros, littéralement décalés. On rit autant de l’absurdité réjouissante contenue dans le quotidien de cette grise ville, que de la banalité dont ce dernier la pare.
Barbara et Hulot se suivent, se précèdent et se font face donc, à travers les rues, les couloirs et les vitres de ce gigantesque décor. Ils en traversent d’abord l’aéroport, puis des bureaux, une exposition des inventions, des appartements, le restaurant Royal Garden, son café-bar, et enfin un carrousel de voitures, véritable bouquet final du formidable feu d’artifices entrepris dès les premières images. Chacune de ces premières strates est traversée d’une double perspective, conférant à l’ensemble épaisseur et vie : un premier mouvement, d’abord temporel, déconstruit peu à peu le tableau initialement dessiné par chacun des épisodes – le format 70mm adopté autorisant justement, comme l’expliquait Tati, de filmer non pas une fenêtre, comme le ferait une caméra super 8, ni 4 voire 12 fenêtres, comme le permettraient les formats 16 et 35 mm, mais bel et bien « la façade d’Orly ». Ainsi, ce décor monumental qui impressionnait d’abord les sens par l’extrême netteté et les dimensions démesurées, et qui composait un gigantesque système au mécanisme parfaitement huilé, se rouille peu à peu. Le décor grince, chuinte, le classicisme impeccable se fissure, jusqu’à dévoiler, sous son vernis, des fautes de goût joliment baroques et de nombreux couacs légèrement jazzy.
Le second mouvement, proprement virtuose, nourrit l’image d’une perspective quasi infinie, la creuse tant qu’il rend l’espace presque palpable : au regard englobant que saisissait d’abord chacune des six photographies – l’immense aéroport, le siège de la société, l’exposition, l’immeuble résidentiel, le restaurant, le rond-point, succède donc la malléabilité totale d’un espace qui se donne intégralement à la perception. D’un point de vue purement visuel, l’image se découpe ainsi en différents niveaux, articulés autour des deux axes principaux, vertical et horizontal. La profondeur de champs est ainsi rendue exponentielle, le second plan aussi important que le premier, le quatrième que le troisième, à tel point qu’ignorer une partie de l’image menace la compréhension de l’ensemble du film. Les figurants composent autant l’«intrigue» que Barbara ou Hulot, rendus souvent minuscules, au fond d’immenses tableaux ; leurs murmures sont amplifiés, jusqu’à recouvrir les répliques des protagonistes, et guident la lecture de l’image. La profusion de ce qui à première vue apparaît comme des détails, permet une lecture ironique de l’image, procurant la même euphorie que les métaphores de Flaubert.