Au XIXe siècle, aux environs de Paris, Mme Pasquier, une veuve d’origine anglaise, vit avec son jeune fils Peter. Leurs voisins sont Mimsey, une petite anglaise, et ses parents. Une passion durable ne tarde pas à naître entre les deux enfants. Mais un jour, la mère de Peter meurt, et ce dernier est recueilli par son oncle en Angleterre. Vingt ans plus tard, Peter, devenu architecte, n’a pas oublié Mimsey, qu´il va retrouver mariée à un Duc dont il doit rebâtir les écuries…
Peter Ibbetson, adaptation du roman éponyme de George Du Maurier (père de Daphné Du Maurier, auteur du livre ayant inspiré Vertigo), a dû représenter à l’époque de sa sortie (et encore aujourd’hui pour le cinéphile peu attentif) tous les syndromes du « mistcast », explication sans doute de son échec. Pensez donc, Henry Hathaway, solide réalisateur de films de genres – que ce soit le film noir (Le Carrefour de mort, Appelez le nord 777), l’aventure (Les Trois Lanciers du Bengale, déjà avec Gary Cooper) ou le western (La conquête de l’Ouest, Nevada Smith) – qui s’attaque à un drame romantique et fantastique ! Gary Cooper, archétype du héros américain viril, dans un rôle sentimental aux côtés d’une Ann Harding au physique terre à terre aux antipodes d’une Gene Tierney ! La réussite de Peter Ibbetson et la suite de la carrière de chacun relativise pourtant les à priori de départ. Henry Hathaway fait partie de cette race de réalisateurs disparue aujourd’hui, véritables couteaux suisse de la mise en scène capable de prendre à bras le corps n’importe quel sujet avec efficacité et, pour les plus brillants d’entre eux, y apposer régulièrement leur patte (Richard Fleischer est sans doute l’incarnation ultime de ce type de réalisateur). Quant à Gary Cooper, il montrera par la suite toute l’étendue de son registre en abordant la comédie chez Wilder et Lubitsch, et son rôle d’architecte dans Le Rebelle, chef d’œuvre de King Vidor, le consacrera dans le registre dramatique.
Amour d’enfance
Si le talent des tenants du projet n’est donc pas à remettre en cause, leur présence incongrue dans ce style de film n’en demeure pas moins réelle. Hathaway balaie d’emblée les derniers doutes au terme du très grand moment de cinéma que constitue la séquence d’ouverture, avec les deux héros enfants. Dans un cadre de campagne majestueux, deux imposantes maisons de campagne séparées par une grille où se trouvent des enfants se disputant la propriété de planche de bois. La discussion est interrompue lorsque le garçon, Gogo, doit laisser sa camarade pour voir sa mère malade au moment où elle rend son dernier souffle. Il fond en larmes sous le regard ému de Mimsey, la petite fille qui l’observe de l’extérieur à travers la fenêtre de sa maison. Hathaway cède pour le coup à toute l’imagerie élégiaque et envoûtante du film gothique et onirique. La photo voilée donnant une aura irréelle au jardin, les cadrages et compositions de plan très élaborés dans la maison, la magnificence des forêts, tout est là pour produire l’image la plus flamboyante possible. De plus, les deux jeunes acteurs sont absolument parfaits, des bouilles charmantes et associées à l’ambiance de la scène, leur jeu direct et sincère donne une tonalité absolument bouleversante à cet instant du film. La séparation finale des deux enfants est tout aussi déchirante et scelle le lien qui les unit, donnant toute sa force au renversement final. Un vrai instant de grâce que tout ce passage, qui vaudra au film les railleries des critiques de l’époque pour sa naïveté, mais qui demeure pour beaucoup de spectateurs le meilleur moment du film.
Refuge dans le rêve
Après cette introduction magistrale, Hathaway prend le spectateur à rebrousse poil. La magie ne réapparaîtra (sans jamais retrouver la ferveur de l’ouverture) que lorsque les deux amants se seront retrouvés et reconnus adultes. Le choix d’acteurs plus « terriens » se justifie amplement alors, car le but du réalisateur est justement de montrer l’ennui et l’oppression du monde réel rendant impossible l’union de Peter et Mimsey. C’est tout d’abord avec le sentiment de vide puis l’errance de Peter à Paris, à la recherche du passé, que se manifeste la vacuité du monde réel (avec en prime une des premières apparitions de Ida Lupino à l’écran). L’imagerie fantastique de la première partie ne peut s’exprimer que par intermittence, la réalité étant un obstacle à l’amour des amants encore marqués de l’innocence de l’enfance. Hathaway se caractérise par la simplicité de son approche ; à l’imagerie impressionniste avec laquelle il dépeint les intérieurs fastueux du château du Duc répond une incursion onirique par le seul dialogue, lorsque Gary Cooper et Ann Harding découvriront qu’ils ont fait le même rêve, et par la même se reconnaîtront. Un traitement très surprenant et sans doute un peu frustrant, mais finalement approprié.
Il faut attendre la dernière partie, lorsque le couple est à nouveau séparé après l’emprisonnement de Cooper pour le meurtre du Duc, pour basculer dans le monde des rêves. Le monde réel devient définitivement un cauchemar dont il faut s’échapper, avec cette prison cauchemardesque dont les ombres sont particulièrement appuyées. C’est à distance et dans leur sommeil que Gogo et Mimsey assouviront leur folle passion durant des décennies. Là encore le réalisateur use avec parcimonie des artifices visuels. En dépit de quelques fulgurances, le monde des rêves ressemble à une nature tout à fait ordinaire, la photo légèrement brumeuse étant notre seul point de repère pour savoir que nous ne sommes plus dans la réalité.
C’est sans doute cet entre deux qui séduisit les impressionnistes qui firent un triomphe au film et maintinrent sa réputation à travers les décennies, et ce malgré son insuccès, jusqu’à sa reconnaissance tardive. L’émotion n’en fonctionne pas moins et s’exprime dans toute sa pureté, et c’est le cœur serré que l’on assiste enfin aux ultimes retrouvailles. Après une vie de douleur, l’éternité appartient enfin à Gogo et Mimsey.