Un diptyque noir, ténébreux et érotique
La toile de fond de ces deux fables vengeresses est l’ère Sengoku, période tumultueuse de l’histoire médiévale du Japon entre le XIVème et le XVIéme siècle, traversée de guerres civiles. La bambouseraie de Kuroneko (le chat noir) est l’exact pendant de la fougeraie marécageuse de Onibaba (le démon).
Dans ce contexte troublé du Japon féodal, la guerre civile fait rage entre les forces militaires impériales indéfectiblement fidèles au Mikado (l’empereur) et ceux qui soutiennent le Shogun, le dictateur militaire. Portant
de coûteuses armures et des armes puissantes, les guerriers samouraïs combattent aux côtés des paysans enrôlés de force et recrutés d’office dans le service militaire. Une époque où les paysans locaux étaient forcés à la conscription. Au milieu de ce chaos sanglant, femmes, enfants et anciens endurent des atrocités inimaginables: viols, maladies et famine grandissante.
De cette dyade érotique, Shindo extirpe une beauté étrange et irréelle détachée du monde grâce à la photographie monochrome au scalpel de son opérateur, Kuroda Kiyomi. La vision crue et cauchemardesque des ravages de la guerre civile sur ces communautés rurales est enracinée dans les préceptes bouddhistes et le folklore japonais où des démons terrifiants hantent les vivants et prennent possession des morts. Pour avoir vécu la seconde guerre mondiale, Shindo était au fait des horreurs issues du conflit belliciste; pas seulement pour la soldatesque confrontée en première ligne mais aussi les laissés-pour-compte.
Onibaba : une atmosphère envoûtante d’horreur amorale
Pour assurer leur survie, deux paysannes, esseulées sur une lande inculte enfoncée dans un terrain marécageux, hantent inlassablement le marais. Elles traquent les déserteurs ou les samouraïs en fuite pour les tuer et les délester de leurs armures et parures afin de les revendre ensuite à un receleur du marché noir. Les deux charognardes, peinant à survivre de leurs rapines, déchargent ensuite les corps de leurs victimes dans une excavation naturelle, fosse commune sépulcrale, selon un rituel macabre quasi immuable. Survient le déserteur Hachi (Kei Sato), grimaçant
comme un soudard en rut, voisin sans scrupules, qui va éveiller un désir exacerbé en elles et perturber leur fragile interdépendance. La plus jeune éprouve du ressentiment à l’égard de sa belle-mère tyrannique alors que cette dernière en veut à sa bru de son manque de compassion à s’exonérer du deuil de son mari Hichi, mort à la guerre.
Onibaba ou le sexe comme manifestation primitive de l’instinct de survie
Au-delà de toute violence sociétale au sein des classes pauvres, Onibaba évoque la nature indestructible de l’instinct de conservation. Fraîchement auréolé des lauriers qu’il a remportés pour l’Île nue (1960), Shindo s’en prend explicitement à la nature refoulée de la morale sexuelle au sein d’une société japonaise phallocratique. Cette morale tend à brider la sexualité féminine étouffée par le carcan paternaliste du Shogun et sa soif phallique pour le pouvoir.
A travers cette fable d’épouvante, le cinéaste opère une critique freudienne de la morale sexuelle avec la métaphore du trou noir qui sert à engloutir les cadavres des samouraïs errants dépouillés par les deux pilleuses. Le samouraï pénètre littéralement l’étendue de roseaux ondoyants. La fosse dérobée à la vue est radicalement féminine. Le trou béant dénote le vagin et fait ainsi écho à la réalité du désir féminin cruellement réprimé et donc nié par la société patriarcale.
Communiste convaincu, Kaneto Shindo nous livre les tensions sous-jacentes par ses commentaires mordants sur la nature dévastatrice de la guerre et les ravages humanitaires qu’elle génère. Son message se situe sans complaisance ni ambiguïté dans le camp du peuple et des gens ordinaires contre la caste régnante.
Dans une confrontation et une épreuve de force, la femme âgée réfrène le désir inassouvi de la jeune veuve. “Si vous suivez votre instinct sexuel hors du mariage, vous connaîtrez l’enfer bouddhiste”. La belle-mère acariâtre multiplie les tentatives pour détourner sa bru du corrupteur sexuel qu’elle convoite à des fins personnelles par instinct de conservation.
Le masque démoniaque de Hannya
Le masque terrifiant, couramment attribué au théâtre Nô, est celui du démon Hannya qui appartient à l’univers des Yokai, ces esprits maléfiques issus du folklore japonais ancestral. C’est un masque de souffrance qui, par la dualité de son expression, manifeste la douleur et la rage. Symbole de vengeance, il revient hanter les vivants tel un spectre (yurei). Le samouraï fugitif s’en revêt pour dissimuler son manque et sa castration et réprimer la floraison du désir sexuel féminin. Ce masque démoniaque fonctionne, dans une certaine mesure, comme le symbole de répression de la subjectivité féminine. Les visages qui le portent ostensiblement sont abominablement scarifiés et défigurés renvoyant à l’effet destructeur de la bombe atomique. Le masque tombera à la fin du film pour ne plus montrer que le faciès atrocement défiguré de la virago.
Une mer de végétation ondoyante et les épaves déshumanisées que la guerre civile a déposées
Kaneto Shindo dépeint un paysage désolé, no man’s land de perdition, qui déroule à l’infini une mer de végétation ondoyante dans laquelle s’égarent les épaves déshumanisées que le chaos de la guerre civile a déposées. Le besoin primaire de survie l’emporte sur toute autre considération morale parfaitement oiseuse en l’espèce. Tandis que les gens ordinaires sont acculés à accomplir sans sourciller les actes les plus dépravés.
La trouvaille de génie du décor des roseaux mouvants permet à Shindo d’infuser une tension et un climat de malaise érotiques exacerbés qui titillent l’intérêt du spectateur-voyeur. L’herbe envahissante cache le trou de la sexualité féminine et la réalité de la vie miséreuse et primitive des gens ordinaires. Bouddha punit la vieille harpie au caractère vindicatif. Il n’y a pas de Dieu dans cette mangrove qui moutonne à l’infini où règnent le crime et le châtiment dictés par le seul esprit de vengeance. Kaneto Shindo touche la corde sensible surnaturelle.
Le postulat paranormal de Kuroneko, plus spectral que sépulcral..
Kuroneko est un kaidan, un genre qui consacre les spectres et les fantômes. Deux femmes refont surface en implacables vengeresses hantant les nuits à l’affût des samouraïs errants; perfides comme l’onde à la manière d’un chat noir. Kaneto Shindo nous plonge dans un autre décor organique: celui d’une plantation de bambous pour une nouvelle expérience sensorielle et sensuelle.
Dans la vicinité de Kyoto, une horde de soudards affamés et débraillés en maraude se déploie et se déverse sur une habitation isolée. Leur approche est couverte par la stridulation étouffée des cigales. La masure est habitée par Shige et sa belle-mère Yone irrémédiablement violées par la razzia. La meute errante met le feu dans leur sillage meurtrier. Approchant les braises encore fumantes, un chat noir protecteur lèche les dépouilles mortelles qui revêtent son animalité et se métamorphosent en créatures spectrales empruntant les traits des félidés. Elles hantent désormais la
bambouseraie afin d’assouvir leur vengeance envers cette caste de rônins dénaturés.
Succubes et terreur vengeresse
La plus jeune séduit les guerriers errant dans la plantation pour les tuer au moment de l’acte sexuel et boire leur sang. Un jeune guerrier samouraï revenu en vainqueur des champs de bataille, Gintoki (Kichiemon Nakamura) reçoit mission du gouverneur local Raiko d’éradiquer ces créatures malfaisantes, apparitions fantomatiques et esprits maléfiques, qui déciment mystérieusement les samouraïs de passage. En désaccord avec sa hiérarchie, Gintoki rejette le système féodal et sa conscription de samouraï pour ne protéger que les intérêts de la noblesse militaire tandis que les paysans sont durement confrontés à la famine et au pillage. Or, Shige (Kiwako Taichi) et Yone( Nobuko Otowa) sont apparentées à Gintoki désormais confronté à un dilemme entre son devoir d’allégeance au giri, code
d’obéissance des samouraïs et son attachement irrépressible envers Shige transmuée en spectre.
Les deux réincarnations fantasmagoriques trouvent refuge dans les limbes d’un monde occulte envahi par une brume sépulcrale dans une forêt allégorique de bambous. Kaneto Shindo obscurcit la ligne intangible démarquant les morts des vivants à travers lesquels les esprits maléfiques, le péché et la passion s’extériorisent. Il fait coexister un monde spirituel au monde matériel sans démarcation.
Structures narratives en forme de palindromes
Alors que Onibaba ressortit à l’esthétique du théâtre Nô aux visages poudrés talismaniques et aux masques
d’Hannya, Kuroneko emprunte au kabuki. Les deux films ont une structure palindromique. Les espaces boisés ont cette même fonction phallique. Le symbolisme de Kuroneko est d’emblée exhibé avec cette forêt de bambous phalliques. La haine du mâle dans Kuroneko est moins primitive et plus raffinée; plus spectrale que sépulcrale.
Les deux films tentent de déverrouiller la sexualité féminine. Onibaba suinte, halète et braille comme un orgasme péniblement atteint. Dans Kuroneko au contraire, les relations sexuelles sont diaphanes et voilées. Alors que dans Onibaba, la magie est un scepticisme menaçant, dans Kuroneko, elle est un subterfuge confondant. Le chat accroupi ajoute une touche de fantastique à la noirceur d’encre des clairs-obscurs. Ceux-ci transcendent les dualités : l’ombre et les lumières, le silence et les bruits assourdis, la vie et la mort.
In fine, la guerre dicte sa propre rationalité au mépris du peuple maintenu dans un infini servage. En communiste convaincu et engagé, Shindo prend résolument la défense des faibles contre les puissants. A son corps défendant, le samouraï soutient sa caste. L’élimination des samouraïs, caste qui finira par disparaître d’elle-même, cible l’oppression économique et sexuelle des serfs qui les a damnés du départ.
Onibaba et Kuroneko (inédit) sortent en salles en versions nouvellement restaurées 4K sous l’égide des films Potemkine.