OEuvre-bilan sur l’échec d’une génération, « Nous nous sommes tant aimés » tisse un rapport étroit entre fiction et Histoire. Drôle et mélancolique à la fois, ce bel hommage au cinéma italien est l’un des films les plus… aimés de Scola.
On est bien d’accord : le regret épouse idéalement la forme de l’élégie, poème lyrique, exaltant s’il en est. Mais "Nous nous sommes tant aimés", film-bilan sur l’échec d’une génération, aurait-il recueilli autant de succès, ceci depuis 1974, s’il n’avait été traversé que par cette seule mélancolie ? Non, indubitablement, la drôlerie qu’exhale ses personnages tendres, affolés, hâbleurs, obsessionnels, désabusés – Gianni l’avocat, Antonio le militant-brancardier et Nicola le prof cinéphile – a beaucoup contribué à sa popularité. Les acteurs choisis pour les incarner aussi : notamment Vittorio Gassman et Nino Manfredi, deux monstres sacrés. Et puis ? Et puis, bien sûr, surtout, l’amour que cette œuvre-phare distille pour le septième art, qui le nimbe d’un élan de toute façon fédérateur, et d’un éclat à nul autre pareil. Pérenne.
Du flashback inaugural à l’épilogue, c’est peu dire que les références irriguent, sur la forme comme sur le fond, ce beau scénario écrit par le fameux tandem Age-Scarpelli. Rarement, de fait, un hommage au monde de l’illusion n’aura été aussi… clairvoyant ! Car si Ettore Scola convoque la mythologie du cinéma italien, c’est pour mieux éclairer les mutations politiques et sociales de l’Italie, de l’après fascisme à 1974…
Histoire
La dialectique est simple, juste et belle. D’un côté, le parcours contrasté de trois hommes, qui nouent leur amitié pendant la Résistance et sa fièvre collective (auquel s’ajoute celui d’une femme, aimée tour à tour, qu’ils rencontrent à Rome à la fin de la guerre), puis, au fil des années, se quittent, se retrouvent, s’éloignent, se mentent et se trahissent. De l’autre, comme en écho, l’histoire ascensionnelle (le film est dédié à Vittorio De Sica) puis déclinante (quand il n’est plus que la matière d’un jeu télévisé) du cinéma italien. Au milieu, comme une passerelle, l’Histoire avec un grand H, vorace, cynique, charriant tous les regrets du monde, mais les balayant avec elle…
Les trois amis, d’abord. A travers eux – leurs ruptures, leurs désillusions – se joue le fameux "miracle économique italien" de l’après-guerre. Celui-là même que Scola, homme de gauche, stigmatise, puisque coïncidant selon lui avec le naufrage de leurs idéaux et de leurs engagements originels. On notera, au passage, que des trois amis, c’est le plus instruit (l’avocat, joué par Gassman) qui ira le plus loin dans le naufrage, tandis que le plus modeste (le brancardier, interprété par Nino Manfredi) sera le plus persévérant et le plus loyal. Toute la mise en scène de Scola, en tout cas, ne cesse d’osciller entre scènes de groupe – et même de cercles – et extractions solitaires, renvoyant évidemment au sentiment douloureux de perte qui imprègne son long métrage.
Cinéma
Le cinéma, ensuite. Clins d’œil, hommages, citations, reconstitutions : c’est un véritable festival ! D’autant plus qu’il est clairement assumé. Ettore Scola veut décrire la trajectoire sidérée, sinon aveuglée d’une génération ? Chaque étape, chaque césure historique sera donc associée à un régime esthétique différent. C’est très visuel, très efficace (un peu naïf, même, parfois). Et, malgré tout, toujours très "aimant". Littéralement. Ainsi l’ouverture du film : un flashback sur le passé engagé des personnages. Forcément, puisque c’est la base de la grammaire cinématographique, il est en noir et blanc (le reste, c’est à dire le présent, étant en couleur), et dans le plus pur style néo-réaliste (façon Rossellini, en gros), puisque l’on est dans l’idéal, la fraternité, le commencement.
Autre époque ? Allez, l’un des moments les plus bouleversants et les plus souriants de cet ouvrage en forme de bilan… 1960 : cette fois, on est en plein dans le "miracle économique", justement. Un film-clé, bien sûr, illustre cette "douceur de vivre" illusoire : c’est La dolce vita de Federico Fellini. Bonne pioche, Scola a reconstitué, avec l’aval bienveillant de Mastroianni et du "maestro", guest-stars amicales de son film pourtant postérieur, le tournage de la scène célébrissime de la fontaine de Trevi, là-même où Nino Manfredi vient se nicher, en visiteur ! "Marcello…" : on y est, happés par la nuit, les projecteurs, la rumeur des paparazzi et du plateau. Et déjà l’on sait que c’est le début de la fin. Puisque Nous nous sommes tant aimés ne nous parle que de cela, depuis le début : de l’échec, de l’adieu. Du regret, décidément. Lui-même, d’ailleurs, en étant à la fois un sommet de la comédie italienne et l’un de ses derniers avatars, n’exhale-t-il pas profondément cette déchirure ?
C’est dire si, inconsolables, entre humour et chagrin, on n’a tout simplement pas fini de l’aimer. Lui.