New York-Miami est la première d’un type bien particulier de comédies qui se développa aux Etats-Unis pendant la décennie 1930, et qui suscita un nom précis : la « screwball comedy ». La langue française peine à traduire cette appellation, optant pour l’expression neutre de « comédie américaine». C’est dire combien ce genre cinématographique est un pur produit national – le mot screwball vient d’ailleurs du baseball, spécialité américaine s’il en est, et qualifie une balle qui part dans toutes les directions.
Ces comédies mieux décrites comme « loufoques » sont indissociables du contexte qui les a vu naître : la production des films reposait alors sur le fameux système des studios hollywoodiens, avec producteurs rois, et stars souvent capricieuses. « L’usine à rêves » proposait des comédies qui divertissaient un pays marqué par le puritainisme et l’irruption brutale de la pauvreté avec la Grande Dépression. C’est alors, en 1934, que survint New York-Miami (It happened one night).
Il est toujours édifiant, et amusant, de découvrir les « dessous » des classiques ; c’est encore plus vrai pour ce film au statut spécial, connu par ailleurs pour être le seul à avoir reçu les cinq Oscars les plus prestigieux (meilleurs film, acteur, actrice, réalisateur, scénariste). Rien au départ ne le prédestinait à une telle fortune : ayant découvert la nouvelle Night Bus chez le coiffeur, et souhaitant en faire un film, Capra tenta en vain d’y intéresser différents acteurs pour en jouer les rôles principaux. Ce « film d’autocar » relevait d’un sous-genre peu réputé, et sa production ne tint qu’à la rivalité des producteurs qui imposèrent un Clark Gable puni par son studio d’origine. Par la suite, Claudette Colbert rejoint l’équipe, pourtant très peu motivée… Mais le contenu du film et la mise en scène de Capra firent le reste – alchimie heureuse qui accoucha d’une pépite de la comédie.
De l’art d’accomoder les stéréotypes
Le film présente un double intérêt : explorer le genre qu’il fonde et repérer tout ce que Capra y apporte, élévant le genre au rang d’un art qui traverse le temps. Road-movie entre Miami et New York (et non l’inverse, comme le titre français le laisse entendre), le film est bâti sur l’opposition de deux personnages absolument conventionnels : le journaliste culoté et sûr de lui, qu’on a vu dans des dizaines de films américains de l’époque (Peter Warne), et l’héritière gâtée et ignorante des dures réalités de la vie (Ellie Andrews) – ils sont réunis alors qu’elle cherche à rallier New York, et que lui trouve dans la fugue de cette femme recherchée un scoop qui relancerait sa carrière.
Le génie de Capra consiste ici à ajouter de nombreuses péripéties à une histoire fort mince : il emprunte aux films d’aventures et aux policiers leur rythme haletant, et trousse un récit en perpétuel mouvement. Tandis que le film s’ouvre sur l’évasion d’Ellie, qui s’échappe du yacht de son père et met fin à l’isolement dans lequel celui-ci la tenait, s’enchaînent dangers, poursuites et stratagèmes du couple qu’elle forme avec Peter, qui use de fausses identités et se fait passer pour un couple marié. Dès lors, l’émancipation des personnages, d’abord physique (lui vient de se faire virer), devient mentale. Ce faisant, elle annonce un motif majeur des comédies américaines : la transformation de l’identité des personnages. Ellie, au contact de Warne, passe de la fille gâtée qui refuse de manger ce que son père lui propose, à une femme qui sait tremper son donut dans le café ! La force de Capra est là : transformer des stéréotypes en personnages auxquels le spectateur peut s’identifier – tout en préservant sa sensibilité, car Ellie et Peter deviennent des citoyens moyens.
Capra élargit donc son propos au-delà du simple marivaudage, et y insère des connotations plus personnelles. Ainsi des rapports de classe illustrés par l’antagonisme entre l’héritière et le journaliste sans le sou. Introduit dans le film saoûl et fêté par ses collègues au son de « Make way for the King ! » (« Place au roi ! »), celui-ci est l’homme du commun légitimé par son désintéressement, nouveau roi qui évince le vieux roi (le père d’Ellie) et le faux roi (son mari, riche aviateur, justement appelé King).
Face à lui, se trouve une femme qui se rebelle et défend ses positions. Dans une société où les hommes ont toujours le pouvoir et où les modèles traditionnels de l’amour et du mariage perdurent, la comédie dessine ainsi un espace où les femmes peuvent, comme Ellie, s’enfuir au moment de leur mariage, ou porter un pyjama d’homme. L’androgynie mise ici en avant est une manière de battre en brèche jusqu’aux codes vestimentaires qui enferment les hommes et les femmes dans un rôle déterminé par leur sexe. Or, dans ce jeu de couple, l’humour est ravageur et accompagne un érotisme très présent, autant comique (le mollet de Colbert vaut mieux que le pouce de Gable pour arrêter les voitures), que puritain (c’est le gag-leitmotiv de la couverture entre les deux lits du motel que Gable surnomme « Les murs de Jéricho »).
La « Capra’s Touch »
Aboutissement dans la carrière du réalisateur, New York-Miami est un modèle de ce qui pourrait s’appeler la « Capra’s Touch », d’après l’expression résumant le style lui aussi inimitable d’Ernst Lubitsch, autre grand auteur de comédies américaines. Il n’est pas anodin de rapprocher les deux hommes qui commencèrent leur carrière dans le muet : ils s’épanouirent tous deux dans la comédie, continuation logique des films burlesques muets où le geste se met dorénavant au service du mot et du verbe.
Ici, rien ne paraît artificiel, alors même que toute l’histoire repose sur l’incongruité des situations : c’est que l’interprétation des acteurs principaux repose sur la spontanéité. La réalisation, elle, crée un rythme en parfait équilibre, très rapide avec de fréquentes ellipses, tout en étant à plusieurs reprises ralenti, pour permettre au spectateur de reprendre son souffle, comme dans certaines scènes tournées en un seul plan, où les comédiens jouent la situation d’une traite. Le naturel est permanent mais pas systématique, évitant au film toute monotonie : parfois Capra choisit un plan très travaillé, comme ce magnifique gros plan de Colbert en train de se dévêtir, à contre-jour près de la fenêtre du motel, une faible lumière n’éclairant que ses yeux – scène où les contours du dos et de la nuisette de Colbert forment une silhouette frêle, sensuelle, puissamment graphique, qui dit la gêne puritaine, mais aussi la pureté fondamentale du personnage, prisonnier d’une situation fortement érotique.
Capra est en outre constamment soucieux de paraître réaliste. Il refuse d’utiliser la musique sans raison : lorsque Colbert confesse son amour à Gable ; il utilise des mouvements techniques simples, à l’instar du travelling latéral qui suit Ellie se dirigeant vers les douches du motel ; il accorde une importance aux extérieurs et aux atmosphères nocturnes, qui lui permettent d’improviser autour de certains détails (la scène de la traversée de la rivière ajoutée pour profiter d’un très beau reflet de soleil sur l’eau). Par la grâce d’un noir et blanc travaillé mais jamais poseur, il instille ainsi au film une luminosité emplie de légèreté et de joie, en parfait accord avec son ton.
Réussite stylistique, succès public – ce « marivaudage de classe » est devenu l’archétype de la comédie américaine, ainsi qu’une source de légendes irrésistibles : on raconte ainsi que la manière dont Gable y mange des carottes inspira le personnage de Bugs Bunny !