N’attendez pas trop de la fin du monde

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…elle n’arrivera malheureusement pas.

Va et viens au pays du rien

Angela est une jeune assistante sur le tournage d’un film d’entreprise qui cherche des personnes handicapées (par la faute de l’entreprise) pour les faire témoigner en leur faveur. Au cours d’un casting sauvage, procédé utile pour trouver l’invalide parfait, elle passe d’une maison à l’autre, se filme pour TikTok et incarne, au moyen de faceswaap un homme vulgaire, machiste et misogyne, qui relate sa fausse vie sexuelle à ses internautes. Les quatre  cinquièmes du film suivent le parcours d’Angela, entrecoupé d’images d’un film datant des années communistes,  pour nous immerger au cœur d’une tranche de la société roumaine contemporaine. Ainsi, s’enchaînent les diverses rencontres d’Angela au gré de sa fatigante journée de travail, chacun de ces entretiens étant utile à montrer la pauvreté des gens, leur abandon, leur solitude, mais aussi une sorte d’apathie généralisée. Tandis que le dernier cinquième concerne la séquence du tournage du clip de l’entreprise.

Affreux, sales, moche et méchant

Ce tableau met en avant l’aspect atomisé et fragmenté de la société roumaine, autant du fait de sa dictature communiste passée que par l’hyper libéralisme moderne et rapace qui dresse les individus les uns contre les autres. Sachant que Radu Jude a l’esprit de ne jamais verser dans le misérabilisme, et ce notamment grâce à la caractérisation de ses personnages. Qu’ils soient issus de classes populaires ou plus huppées, dans  l’ensemble, les individus sont racistes, apathiques ou ne cherchent jamais à se rebeller contre le système qu’ils ont pleinement intégré et dont ils cherchent à tirer parti. De plus, les diverses mentions d’éléments et d’événements de l’actualité mondiale par Angela, de façon détachée, voire stoïque, comme la guerre en Ukraine ou la mort de Godard par euthanasie, accentuent l’ambiance d’indifférence généralisée et donnent une acidité particulièrement prononcée au ton sarcastique du film. L’usage que fait Anna du symbole Charlie hebdo pour justifier sa vulgarité confine d’ailleurs à l’obscène et fait frôler la misanthropie à l’auteur.

 

Saké frelaté

L’aspect fragmentaire de cette société est répercuté esthétiquement par Radu Jude du fait de son choix, dans les quatre cinquièmes de son film, de multiplier les formats de cadres et de mélanger divers types d’images. Des images qui passent du noir et blanc pellicule à celui de la couleur numérique iPhone hideusement pixelisée (ou celui de la couleur du film d’époque auquel Jude se réfère, nous y reviendrons), tandis que la dernière partie du film est tournée en un plan séquence numérique fixe, couleur, classique. À cette fragmentation plastique s’ajoute un fort contraste de l’image noir et blanc, qui n’a de cesse de symboliquement faire écho aux contrastes culturels que doit affronter la société roumaine par son passage du communisme au néolibéralisme, et de la confrontation entre l’aspect traditionnel de sa culture à la modernité consumériste détachée de toute collégialité. Ces aspects se retrouvent transposés dans des décors qui voient l’association d’immeubles modernes à d’anciennes bâtisses ; soit un aspect qui, dans sa façon de mixer le traditionalisme à une modernité faisant tache d’huile, évoque Le Goût du saké d’Ozu.

La saveur du goût douteux

La présence de divers outils technologiques, omniprésents dans le cadre, accentue d’ailleurs le contraste avec les intérieurs vétustes. Ces nouvelles technologies, souvent liées à l’image, tendent elles aussi à fragmenter l’espace, en créant des fenêtres sur un monde abstrait, ou en manipulant la réalité ; l’ensemble donne une allure Big Brother à la société. Cet usage du numérique va aussi dans le sens de la perte de repères et de goût de la communauté. Une perte de goût qui est peut-être le mieux mis en valeur par l’utilisation de la musique que fait Radu Jude. L’auteur n’a recours qu’à une succession de musiques intradiégétiques, enchaînées par Angela sans grande cohérence, mêlant musique classique et traditionnelle, rap et musique contemporaine. Le but étant de faire un maximum de bruit pour éviter de s’endormir au volant, au détriment de toute écoute ou de tout plaisir. La vulgarité des personnages est par ailleurs accentuée par un autre contraste, celui qui émane de la différence entre le comportement des individus et la beauté poétique issue du noir et blanc (qui agit aussi comme une forme de baume adoucissant la dure réalité exposée).

 

La révolution féministe

L’un des partis pris forts de Jude consiste aussi à insérer avec régularité par montage des images d’un film roumain datant des années Ceaușescu, qu’il peut parfois manipuler en les ralentissant ou en zoomant. Un film empli d’idéologie, où le parcours de l’héroïne chauffeuse de taxi est utile à montrer une tranche (idéalisée) de la société roumaine, ainsi qu’une vision (idéalisée) de l’indépendance des femmes. Soit une œuvre promouvant un avenir radieux en provenance du passé qui, une fois mise en parallèle avec le parcours d’Angela, agit comme une mise en abîme permettant à Jude de subtilement questionner la période contemporaine en miroir de celle du passée, les rêves et désirs d’avant et les pulsions d’aujourd’hui, sans pour autant être dans l’excès anticommuniste ou anticapitaliste. L’auteur montre ainsi que l’idéalisme forcé de l’ancienne société roumaine communiste a laissé la place à des individus contrôlant leur propre image, mais dont l’ambition consiste d’abord à en tirer profit de façon égoïste et narcissique.

Du montage interdit au montage obligé

Qui plus est, la dernière partie de l’œuvre où l’on observe la mise en scène « documentaire » d’une famille en train de se faire manipuler et maltraiter pendant qu’elle livre son témoignage questionne le rôle du cinéma à l’époque contemporaine. Là où, par le passé, il était utilisé comme un instrument de pouvoir cachant la vérité d’une dictature en promouvant une idéologie, il est ici montré comme un instrument de pouvoir utile à dissimuler la vérité sans plus même proposer d’avenir idéal. Ce questionnement est aussi plastique : le plan séquence employé durant cette partie est montré comme un artifice d’autant plus redoutable qu’il donne une fausse impression de réel du fait de sa continuité temporelle, pour mieux piéger le public ; à l’inverse, les quatre premiers cinquièmes de l’œuvre, par leur approche composite, se rapproche plus du vrai. Ce questionnement plastique est encore accentué par les manipulations auxquelles se livre l’auteur sur les images du film des années communiste : ses zooms lui servent notamment à montrer les fragments de réel présents malgré tout dans cette œuvre idéologique, tandis que rien ne subsiste de tel dans le cinéma numérique moderne.

Rien à redire…

Comme une illustration de l’opposition des textes Montage interdit et Montage obligé d’André Bazin et de Serge Danney, N’attendez pas trop de la fin du monde montre l’usage et les dangers qui résident dans l’acte de filmer. Le film est porteur d’un ton acerbe, ironique et acide, qui dénonce aussi bien les affres de la société roumaine actuelle, les mensonges présents comme ceux du passé, et qui mettent en question avec une radicale intelligence l’histoire roumaine. Le caractère multiforme, protéiforme, complexe, en un mot : complet, de N’attendez pas trop la fin du monde en font un authentique chef-d’œuvre baroque, riche et généreux, dans la lignée de Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares. Ses 2h40 passent ainsi bien plus vite que certaines œuvres de 60 minutes.

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Durée : 2h 40mn mn


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