« Ce qui m’intéresse, c’est d’aller chez les gens, derrière la façade » : la phrase prononcée par Gérard Depardieu dans les premières minutes annonce presque littéralement le programme du film. Olivier, son personnage, est un jeune provincial monté à Paris afin de vivre de manière un peu plus aventureuse. Il cambriole des appartements pour le plaisir, pour la beauté de la transgression. C’est ainsi qu’il débarque chez Ariane (Bulle Ogier, épouse de Schroeder à la ville), belle femme dont l’appartement est scindé en deux : en haut, un intérieur cosy, très seventies, où elle vit avec sa gouvernante ; en bas, un donjon SM. Car Ariane est maîtresse, reçoit des clients à l’étage du dessous pour leur infliger châtiments corporels et humiliations morales. Ariane et Olivier vont s’aimer, dans un va-et-vient permanent entre le haut et le bas, l’envers et l’endroit, le dehors et le dedans.
Barbet Schroeder y explore la fine frontière entre fantasme et réalité, entre désir et amour – et les choses auxquelles on est enclin par amour. Très clairement inspiré par les sous-cultures et les fétichismes à la marge, le cinéaste avait déjà scruté des personnes allant jusqu’au bout d’eux-mêmes dans ses deux précédents longs métrages. More (1969) s’intéressait à la manière dont un homme devenait accro à l’héroïne ; La Vallée (1972) suivait une jeune femme de consul français (Bulle Ogier, déjà) s’enfoncer dans la jungle de Nouvelle-Guinée où elle découvrait le plaisir en même temps que des rituels indigènes ancestraux. Les deux films traitaient de voyages aussi bien physiques qu’intérieurs. Maîtresse ne déroge pas à la règle mais va plus loin, en montrant de manière frontale des séances de sadomasochisme. Si Bulle Ogier s’est fait doubler pour les scènes les plus hard, les clients qu’elle domine sont de véritables adeptes des pratiques montrées à l’écran, et auraient même payé pour obtenir la faveur d’apparaître dans le film.
Barbet Schroeder, s’il tient à montrer de manière objective des pratiques jusque-là gardées secrètes, se tient pourtant bien d’y apporter le moindre jugement. Crucifixion des testicules, écartèlements ou urophilie sont bien là, mais présentés de manière plus clinique que voyeuriste. Dans un entretien de 1977 rapporté par le critique de cinéma Elliott Stein (2), le réalisateur affirmait : « Ça me semblait être une question de juste distance, toujours, même en termes de caméra : la juste distance pour quelqu’un qui regarderait ces scènes. Si vous êtes trop loin – et c’est particulièrement vrai pour les scènes du bas -, vous évitez le sujet. Si vous êtes trop près, vous manipulez le spectateur, auquel aucun choix n’est laissé. La juste distance – c’est étrange pour moi -, je l’appelle la distance de l’amour ». Cette juste distance est ce qui fait le caractère exceptionnel de Maîtresse : le film la trouve en majorité grâce à la photo parfaite de Nestor Almendros, directeur de la photographie de génie ayant œuvré sur une grande partie des films d’Éric Rohmer, certains Truffaut et à l’étranger, sur Le Choix de Sophie (Alan J. Pakula, 1983) ou Les Moissons du ciel (Terrence Malick, 1979) notamment. La lumière est tout particulièrement soignée : comme à son habitude, Almendros utilise le plus possible les éclairages naturels, et effectue une belle scission entre les plans en haut (intérieur feutré, chaleureux et immense) et les plans en bas (espace plus confiné, lumière aux néons plus crue, teintes sombres).
Cette distinction entre les deux espaces est l’un des aspects les plus intéressants du film, qui joue nettement de l’opposition entre deux univers de par un escalier mécanique rétractable à merci reliant les deux niveaux : l’étage supérieur abrite la vie quotidienne, ce que l’on montre ; l’étage inférieur est pour les pulsions assouvies mais secrètes, cachées aux yeux de la plupart. De cette dichotomie apparente entre un dessous quasi documentaire (le cinéaste a eu un début de carrière de documentariste) et un dessus plus fictionnel, Schroeder tire une mise en scène où l’envers le dispute à l’endroit, et où l’un et l’autre, surtout, finissent par se contaminer. Ariane et Olivier circulent librement de l’un à l’autre, et ce principe de vases communicants en vient à définir leur relation : alors qu’Ariane domine au sous-sol, Olivier renverse les rapports de force à l’étage. D’abord circonspect quant à la nature de leur relation, il devient peu à peu dominateur. « Je suis là pour mettre en scène », explique-t-elle à Olivier, qui ne comprend pas très bien ce qui lui arrive. « Moi, on ne me pose jamais de question parce que soit je mens, soit je ne réponds pas », ajoute-t-elle alors qu’il l’invite dans un bon restaurant après avoir touché sa première paie pour avoir participé à une séance avec un client d’Ariane.
Mais l’amour s’installe au sein de cette vie réglée et atypique, et c’est ce à quoi Schroeder s’intéresse réellement : au moment où Olivier commence à souffrir de la disponibilité totale d’Ariane à ses clients, tandis que lui attend à l’étage (s’ennuyant ou préparant les repas, belle inversion des rôles homme-femme pour l’époque), Ariane est prise d’un vertige au cours d’une séance. Elle remonte en trombe, suffoque, et il faut qu’Olivier lui retire son corset en latex pour qu’elle puisse à nouveau respirer. L’imprévu est entré dans son quotidien : elle qui le circonscrivait à deux espaces bien distincts doit désormais le diviser en deux, laisser sa relation et son métier s’entremêler, jusqu’à l’une des meilleures scènes du film, quand elle invite tout à fait Olivier dans sa profession, et le fait participer à un week-end orgiaque punitif mais assez bon enfant. Car Ariane n’est pas une victime exploitée : elle aime ce qu’elle fait, y trouve même une certaine quiétude. Son mode de vie devient in fine la force motrice du couple comme sa ligne de fuite, qui s’exprime idéalement dans un final quasi ironique. Alors qu’ils atteignent simultanément l’orgasme au volant d’une voiture lancée à toute allure, le véhicule percute violemment un arbre : Olivier et Ariane en ressortent hilares, quittent la carcasse main dans la main. Si la séquence rappelle forcément à elle le Crash de J.G. Ballard (1973, adapté par Cronenberg en 1996), elle est surtout le point de rencontre total des deux amants. Ce qui viendra après importe peu, leur osmose, à cet instant-là, ne souffre plus d’aucun décalage.
(1) Entretien avec Jacques Zimmer, "Emmanuelle est tout de même assez misogyne", dans Quentin Girard, Libération Next (octobre 2012).
(2) Elliott Stein, "Maîtresse", Criterion (février 2004).