L’Ultime Razzia (The Killing – 1956)

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Sous la forme d´une histoire fragmentée entre les différents protagonistes d´un casse, « L´Ultime Razzia » s´impose comme le premier grand film de Stanley Kubrick.

Après la réussite du Baiser du tueur en 1955, Stanley Kubrick convainc James B. Harris de s’associer à son prochain film. Grâce à cet appui financier, le jeune réalisateur se dote d’un budget conséquent lui permettant de réaliser L’Ultime Razzia, qui sort sur les écrans en 1956. La trame narrative est tirée du roman de Lionel White, intitulé Clean Break.

Ce polar emprunte les codes du film noir. Johnny Clay réunit une équipe en vue d’organiser le casse de la recette d’un hippodrome. Chaque membre de l’équipe a un rôle bien déterminé et le succès du casse repose sur la cohésion de chacun des protagonistes. L’un doit tuer un cheval. L’autre doit créer une émeute. Le dernier doit récupérer un sac… Le grand jour arrive. Profitant d’une bagarre provoquée, Johnny Clay s’introduit dans la chambre fortifiée de l’hippodrome pour y dérober le butin et s’enfuit dans la cohue. Peu après, lors du partage de l’argent, les choses se compliquent.

Stanley Kubrick développe une grande partie du film autour des préparatifs de ce vol, de la constitution de l’équipe jusqu’au casse lui-même. C’est dans ces étapes que l’on retrouve les éléments caractéristiques du polar. La trilogie gangster-police-argent est présente. On y retrouve également cette ambiance des films noirs américains avec des airs de jazz dans un bar enfumé, les rues d’une grande ville où chaque passant est anonyme, l’intérieur sombre de maisons où s’échafaudent les opérations, et la dramaturgie d’un casse.

Il n’en reste pas moins que Stanley Kubrick innove véritablement par la façon dont il suit ses personnages et dont il dresse les portraits dramatiques. Chaque protagoniste du casse est un personnage à part entière, avec sa propre histoire qui participe de celle du récit.

La volonté d’un polar intimiste

Les films noirs sont nés au tournant des années 30 d’un besoin bien particulier du public. Les spectateurs voulaient assouvir un besoin d’action, de divertissement, pour ne pas dire de violence. De prime abord, L’Ultime Razzia se classe dans cette catégorie. Les premiers polars noirs tirés des romans durs (« hardboiled ») carburaient au souffre des cartouches et mettaient en scène des gangsters violents, sombres, austères presque sinistres à l’image de James Cagney dans L’Enfer est à lui (White Heat) ou de Burt Lancaster dans Les Démons de la liberté (Brute Force). Pourtant, sur ce point, Stanley Kubrick innove véritablement et propose une lecture moins violente, plus approfondie des personnages de l’intrigue.

La caméra accompagnée d’une voix off récurrente s’arrête sur une communauté d’individus. Le propos n’est pas de présenter un casse mais de commenter la vie de ses acteurs. Tous les personnages sont développés, à la fois sur un plan personnel et sur un plan professionnel, au point de se demander s’il existe véritablement un personnage principal et si le casse constitue le véritable enjeu du film.

Johnny Clay (Sterling Hayden), constitue le leader du groupe et de nombreux éléments de sa vie sont décrits mais toutefois avec le même intérêt que la vie de George Peatty (Elisha Cook Jr), caissier à l’hippodrome, complice privilégié du braquage, ou de celle de Marvin Unger, bailleur de fonds, personnage esseulé cherchant en réalité une amitié plus que de l’argent.

Stanley Kubrick s’arrête sur une somme de détails personnels. Des regards des époux aux accolades des coéquipiers. A titre d’exemple, les difficultés du couple Peatty sont traitées sous un angle presque comique. La première fois qu’on aperçoit le couple, la caméra laisse entrevoir une femme allongée sur un lit, Sherry Peatty, blâmant son mari, George, sur sa médiocre situation professionnelle de la même façon que Cléopatre aurait banni des esclaves. Cette scène introduit son personnage, une femme vénale (« You got a big dollar sign where most women have a heart ») et l’hypocrisie de sa relation avec son mari. Elle permet également au metteur en scène de construire ces deux personnages.

 

Aucun n’est véritablement important mais tous ont des intérêts propres qui affectent leur choix. Ce polar est intimiste dans la façon de bâtir et de mettre en scène chaque individu formant collectivement les membres du casse.

Stanley Kubrick abandonne l’image d’un héros central pour laisser place à un faisceau de personnes ordinaires. Aucun n’est véritablement original ni ne présente un caractère particulier, tel un gangster romantique version Humphrey Bogart. La banalité des personnages est contrebalancée par la façon dont Kubrick les décrit. Le rythme de la mise en scène de tous ces personnages donne au film tout son attrait.

Dans le polar classique, les personnages se construisent dans l’action. Une fusillade, un braquage, une prise d’otages forment autant de moments où l’on apprend d’eux. Stanley Kubrick renverse ce schéma et propose une approche différente, moins sensationnelle, plus intimiste. Il construit ses personnages en amont, avant même l’action. A un tel point que l’action en devient presque secondaire. On ne se demande pas si le casse va réussir mais comment la situation de chaque personnage va évoluer. Est-ce que Johnny Clay va pouvoir rejoindre sa compagne ? Est-ce que George Peatty va se rendre compte de la félonie de sa femme ?

Cette vision est originale et sera implicitement reprise par d’autres générations de metteurs en scène qui focaliseront davantage leur film sur les personnages que sur l’action à proprement parler. On peut citer à titre d’exemple Pulp Fiction (1994) de Quentin Tarantino et Heat (1995) de Michael Mann.

La relation de l’ordre et du hasard

L’intrigue démarre dans un hippodrome avec le départ d’une course de cheval. Une voix off installe le récit. “Marvin Unger was perhaps the only one of the 100,000 people at the track who felt no thrill at the running of the fifth race […] he had a five-dollar win bet on every horse in the fifth race. He knew this unique system of betting would more than likely result in a loss. But he didn’t care. After all, he thought, what would the loss of dollars in comparison to the vast sum of money ultimately at stake? [Après tout, se disait-il, ne vaut-il pas mieux perdre quelques dollars en comparaison de l’énorme somme d’argent en jeu ?]. Cette interrogation est particulièrement intéressante car elle reflète l’idée d’un pari. Ce pari d’argent n’est autre qu’un jeu de hasard. Le choix d’un hippodrome comme théâtre du casse n’est pas anodin. Stanley Kubrick détaille d’ailleurs de façon remarquable l’ambiance du champ de course, le départ, la billetterie, l’exaltation de la course. Ce lieu symbolise les courses de chevaux mais également les paris sportifs avec l’univers qui l’entoure. La chance, le hasard.

 
Derrière cette minutieuse retranscription de l’atmosphère d’un lieu symbolisant le hasard, se cache une réflexion plus personnelle sur l’importance de l’aléa dans le destin des personnages. Stanley Kubrick semble approuver l’idée que c’est le hasard qui bouleverse les prévisions de chacun de ses personnages en tant que qu’élément imprévisible et extérieur à eux.

Dans L’Ultime Razzia, une dimension semble propre à Stanley Kubrick et non au film noir. C’est la façon dont la mise en scène fait ressortir l’influence du hasard sur la vie des personnages. Stanley Kubrick semble montrer un intérêt pour la désorganisation de ce qui est prévu à l’avance. A titre d’exemple, le tireur se fait prendre à son propre jeu. Il n’avait pas anticipé que le gardien du parking soit aussi persistant et qu’un fer à cheval (porte-bonheur) crève une roue de sa voiture. Johnny Clay n’aurait pas non plus imaginé qu’un chien serait à l’origine de l’ouverture de sa valise remplie de billets.

Les éléments perturbateurs ne peuvent être évités car ils sont imprévisbles, aléatoires. Les personnages ne peuvent y échapper. Johnny Clay distille une réplique qui symbolise cette idée. A la fin, Fay la compagne de Johnny lui lance « Johnny, you’ve got to run ». Il répond d’un air distant « Yeah… What’s the difference? ». Cette phrase résonne comme un écho fataliste. A quoi bon lutter…contre le hasard des choses.

Le suspense provient en grande partie de l’intensité avec laquelle le metteur en scène joue avec ces perturbations, proche du dysfonctionnement. Ce dernier thème est récurrent dans la filmographie de Kubrick . Il apparaît déjà dans une certaine mesure dans L’Ultime Razzia mais on le verra de façon plus abouti dans Les Sentiers de la gloire, 2001, l’Odyssée de l’espace et Orange mécanique.

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