L’Étrange Monsieur Victor

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La superbe restauration Pathé de « L’étrange Monsieur Victor » qui ressort en salles est l’occasion de réhabiliter la mémoire d’un cinéaste maudit et contesté en son temps qui fut un pur inventeur de formes; plus “moderne” avant la lettre que ses pairs Duvivier, Renoir, Carné et pourtant inapte à s’insinuer dans les bonnes grâces des producteurs de l’époque. On rembobine le
film…

L’homme croit puiser dans le spectacle du monde des images qui ne sont en réalité que les projections de son âme obscure.” Jean Grémillon

Jean Grémillon, cinéaste maudit, artiste hanté et entier de par son caractère

René Clair, avec qui il entretiendra une correspondance régulière jusqu’à sa mort prématurée le 25 novembre
1959, décrit Jean Grémillon comme un “réalisateur d’art et essai”, un “artiste hanté” et entier. Rétif à tout compromis, le cabochard normand se lie volontiers d’amitié avec les scénaristes et les acteurs mais se met à dos les producteurs qui désavouent son intransigeance artistique.

Dès lors, sa carrière en pâtit qui connaît désillusions et traversées du désert. C’est alors que le producteur-scénariste-réalisateur Raoul Ploquin repêche in extremis le cinéaste trop perfectionniste. Obligé de tourner en Espagne ou à Berlin pour se faire oublier un temps des producteurs français, il se refait à chaque fois une virginité de carrière.

Madeleine Renaud, à qui il donnera un de ses plus beaux rôles de femme volontariste dans Le ciel est à
vous brosse un portrait de lui comme quelqu’un de “trop humain sans exagération”. Et pour qui le cinéma était une profession de foi et un art total. Et duquel émanait “beaucoup de compassion”. Sa volonté d’exalter la grandeur des
petites gens et son amour intrinsèque des acteurs et des gens du métier transparaît à tel point qu’il obtient le meilleur d’eux sans pour autant feindre ni user d’artifices.

En 1933, Raoul Ploquin, à la complaisance énergique et qui a une grande considération pour Grémillon, dirige la
section française du cinéma de la UFA. Initiée sous la république de Weimar en 1918, l’usine à rêves allemande deviendra l’instrument chéri de la propagande nazie. Les productions françaises participent alors du prestige exportable de cette compagnie auréolée par la légende. Et Ploquin canalise les ardeurs de son poulain.

D’après un scénario d’Albert Valentin retravaillé par Charles Spaak, l’argument et le pré-texte de L’étrange Monsieur Victor offre un contre-emploi de rêve à Raimu, alors au sommet de son art oratoire après sa trilogie pagnolesque. Le génie de Grémillon est de soutenir la gageure pour trouver un contrepoint en litote à la faconde méditerranéenne de l’acteur de vaudeville dans une bonhomie pateline et un jour sinistre si l’on veut bien admettre l’oxymore.

 


Le crime de Monsieur Victor

Le comédien consommé campe avec toute la démesure qu’on lui connaît un notable apprécié au sein de la rade
toulonnaise où il se distingue par des hâbleries, des exagérations et autres rodomontades homériques. Sous le vernis de respectabilité du commerçant et notable réputé et d’une généreuse urbanité qu’il incarne le jour, Victor Ardabanne est receleur la nuit dans son arrière-boutique. Un fourgue plus fourbe que les fripouilles qui lui servent de comparses. Coutumier des fanfaronnades, Raimu, le verbe claironnant, traduit à merveille les saillies du personnage, moulinant des bras pour mieux amplifier son débit enflammé de méridional. Acculé à tuer un de ses hommes de main qui prétend le faire chanter s’il ne crache pas davantage au bassinet pour justifier ses forfaitures, c’est Bastien (Pierre Blanchar) qui purge à sa place la sentence au bagne de l’île du diable puisque le poinçon du cordonnier est retrouvé signant par là même le crime fortuit.

En filigrane, s’exprime de l’intérieur la facette sombre d’ une personnalité duale qui épouse le syndrome du Docteur Jekyll & Mister Hyde. Madeleine Renaud est tout en transparence lumineuse dans un rôle de femme dévouée et soumise ce que Raimu ajoute en noirceur funeste. La vénalité et la sournoiserie du personnage contraste avec la placidité naturelle de son épouse.

Le climat changeant de Toulon déroulant sa rade maritime réfracte les humeurs lunatiques des protagonistes et de Raimu en particulier. Les ruelles exiguës semblent chargées de menaces latentes la nuit tombante. Tandis que la figure du couple est renversée avec le binôme Pierre Blanchar/ Viviane Romance en femme légère qui reconduit celui formé par Jean Gabin et Mireille Balin en femme fatale dans Gueule d’amour (1937), le film précédent de Grémillon qui a remporté un franc succès d’estime.


Un contre-emploi en demi-teinte et à facettes

Le registre du film noir projette un regard cynique et inquisiteur sur la nature humaine. Grémillon se livre à une véritable étude de caractères dont il explore la profondeur psychologique sous toutes les facettes. L’atmosphère oppressante est précurseuse du climat suspicieux de l’occupation nazie. L’étude de caractères est fascinante tant elle condamne à priori un homme victime de sa propre machination et embarqué contre son gré dans une double vie parfaitement aliénante. Raimu instille au rôle une fluidité organique plutôt qu’une réelle duplicité. Son visage se crispe et vacille dans une expression mauvaise et un regard torve qui sont saisissants et se passent de toutes les métamorphoses simiesques d’un Docteur Jekyll.

Grémillon filme des ruelles délavées par les trombes d’eau, des silhouettes inquiétantes, des ombres fugitives qui se faufilent dans un tour expressionniste. Le visage mobile de Raimu tressaille et transpire sans transition ; passant d’une expression bonhomme à une noirceur inquiétante au fur et à mesure que l’étau se referme sur lui.

La colonie pénitentiaire et le bagne rappelle en sous main les mélodrames des années 30 ; autant les adaptations des Misérables de Victor Hugo que Le comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas.


Grémillon, un documentariste dans l’âme reconverti dans la fiction romanesque

Jean Grémillon fait montre dans ce film de toute son habileté versatile de documentariste tournant des fictions et la rade du port militaire de Toulon bruisse du va-et-vient incessant des ferries à vapeur qui la sillonnent de long en large tandis que les navires militaires mouillent à quelques encablures. Les séquences ouvrent la perspective sur des panoramiques ascendants et descendants qui constituent la marque de fabrique du cinéaste qui les prolonge de trajectoires et de travellings latéraux comme ce mouvement d’appareil improbable parti d’une gouttière de ruissellement pour surplomber la rade dans une plongée et cueillir Pierre Blanchar et Raimu sous un porche et une pluie diluvienne.

Peu conciliant, Raimu voulut imposer des coupures afin d’atténuer son rôle antipathique inhabituel en faisant le reproche au grand normand mal dégrossi. Il considérait d’un mauvais œil l’image de criminel bourgeois qu’il renvoyait dans ce jeu en demi-teinte qui tranchait de ses rôles précédents. Ses rôles consécutifs viendront démentir son propos en densifiant son répertoire.


L’étrange Monsieur Victor est distribué en salles par Ciné-Sorbonne.

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