Le ciel est à vous

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Cinéaste du prolétariat urbain avec sa conscience de classe, Jean Grémillon s’identifie à son public qui lui-même se personnifie dans les acteurs populaires. Le peuple devient le seul acteur porté par un même élan. Son oeuvre est parcourue par l’exercice d’un tragique quotidien où le drame personnel côtoie la grandeur surhumaine des événements. Focus sur la ressortie 4K du “Ciel est à vous”.

Réalisme social, prolétariat et essor de l’aviation civile..

Les films de Jean Grémillon se situent au coeur du réalisme social de l’époque qu’ils retracent. Le réalisateur de Lumière d’été donne la prééminence poétique à la classe laborieuse dont il décrit à merveille les affres face au modernisme industriel. Ici,l’essor de l’aviation civile pionnière.

Tournée pendant l’occupation allemande, l’oeuvre exalte le dépassement de soi et métaphorise la chape du joug nazi sans le montrer explicitement. Après l’occupation, le film fut accusé d’être trop conciliant avec le régime pétainiste en vantant les valeurs patriotiques dans un élan d’exaltation triomphante.

Thérèse Gauthier: égérie de la femme moderne

L’histoire, vibrante et passionnée, rend hommage à la persévérance du peuple vivant sous l’occupation à l’image de Thérèse (Madeleine Renaud) qui résiste contre ceux qui prétendent lui opposer moins de liberté. Thérèse est une épure féminine, le porte-étendard d’une gente en mal d’émancipation libératrice. Ce n’est qu’à la 45ème minute du film qu’elle se découvre une vocation tardive d’aviatrice. Sa reconquête passe par celle de son fidèle époux, Pierre (Charles Vanel) qu’elle va confronter à ses rêves d’apesanteur.

L’argument édifiant du film emprunte à la vie non-fictive du couple Gustave et Andrée Dupeyron. En mai 1938, Andrée détrône le record féminin de la plus longue distance en ligne droite en volant 4360 kms d’une seule traite entre Oran (Algérie) et Tel El Aham (Iraq). Grémillon immortalise cette tranche de vie en élaborant des travellings distinctifs. Tout en flattant la fibre patriotique française que prône le gouvernement de Vichy sous la férule allemande, il illustre “à ciel ouvert” le mythe du Français moyen qui surpasse sa condition en réalisant des prouesses.

Par contraste avec Remorques tourné trois ans auparavant, Le ciel est à vous est une victoire du féminisme sur l’ascendant machiste. Thérèse Gautier (Madeleine Renaud) empiète sur ses prérogatives de femme au foyer pour se hisser hardiment à la conquête des airs. Elle se sent pousser des ailes tout en rognant celles de son mari et de sa progéniture.

 

 

Conjugalité “sans nuages” et fatum détourné

La fin allègre et exaltante du Ciel est à vous prétend exorciser la menace latente de la tragédie qui serait celle de l’occupation allemande en filigrane. Et ce miracle du fatum détourné se produit sous nos yeux ébahis à travers l’union miraculeuse des contradictions : la conjugalité “sans nuages” et la passion pionnière de la conquête des cieux, le bonheur quotidien dans la paix du ménage et le goût du risque dans la bravoure, la société et ses mouvements de
foules et le dilemme de l’individu qui se mortifie, le conformisme petit-bourgeois et l’exaltation artistique dans ses envolées lyriques.

Ainsi, la grand-mère rouspéteuse porte-t-elle en elle la contradiction tandis que le professeur de piano véhicule cette grandeur d’âme que l’adulation de la musique confère à son détenteur.

Grémillon, qui a débuté comme ancien violoniste ,insuffle ce sens inné du rythme dans sa partition filmique. La forme musicale de la structure principale justifie les emballements de l’intrigue. Le baptême de l’air fortuitement forcé de Thérèse est une révélation du chemin initiatique qu’il lui faudra parcourir pour se révéler à elle-même.

Le leitmotiv des orphelins entonnant la comptine “Sur le pont du Nord” est la métaphore de la désobéissance punie. En uniformes et cabans noirs, ils passent et repassent dans le film comme autant d’éminences grises. Leur cour de récréation est expropriée dès les premiers plans du film pour se muer en aérodrome civil et ils apparaissent comme
une nuée de corbeaux. dans un travelling aérien qui semble les river à leur sort. Leurs passages récurrents rythment les avatars de l’intrigue : la brusque commotion du père et des enfants quand Thérèse ne réapparaît pas à la suite de son vol longue distance en solitaire, les fanions du triomphe modeste du dénouement dans la liesse populaire. Grémillon agite le mistigri des orphelins comme une menace persistante sans cesse repoussée.

 


La femme est résolument l’avenir de l’homme

La foule est versatile dans ses mouvements moutonniers qui rejoint le troupeau de ces ouailles égarées dans un panoramique ascendant conciliateur.

La maison des Gauthier affiche un cachet petit-bourgeois où la cheminée est bientôt encombrée de trophées remportés par le couple émérite Vanel/Renaud. Charles Vanel ,le mécano, se retrouve dans les affres de la condamnation de l’opinion publique comme Jean Gabin, le prolo esseulé, claquemuré dans son logement du “Jour se lève”. Par-delà la propagande de Vichy et les rêves émancipateurs qu’elle fait miroiter à la population
française sous le joug de l’occupant nazi, la femme est l’avenir de l’homme. Parangon de la femme volontariste, Madeleine Renaud “de la Comédie française” excelle à incarner, comme un être de chair et de sang, ce petit bout de femme qui se révèlera par son cran et sa trempe au niveau de ces femmes pionnières de l’aéronautique. L’intrigue secondaire toute en demi-teinte de l’enfant prodige au piano appuie les prouesses de l’aviatrice en herbe dans un
chauvinisme qui n’est que la caricature du patriotisme ambiant.

Le virus de l’aviation se révèle infectieux : mari et femme infusent leur mariage amoureux d’une nouvelle
passion envahissante qui ravive entre eux la flamme du désir. Thérèse est d’abord incitée à voler comme une simple lubie et puis elle se prend à son propre jeu. Le désespoir impuissant de “l’homme qui a tout perdu” qu’on découvre prégnant dans la salle des dépêches quand sa femme vient à manquer à l’appel laissera bientôt la place à l’effervescence d’une passion redécouverte où Gauthier demande à sa femme: “Quelle est la plus grande preuve d’amour ? Dire oui ou dire non ?”

Le ciel est à vous dénote de la vitalité du cinéma populaire de l’âge classique qui se joue des contraintes de production. Grémillon filme depuis la terre ferme les pirouettes et tonneaux aériens. L’épopée de l’aviation civile détrompe l’adage qui veut que la place des femmes soit résolument au foyer. Il magnifie au passage le rôle de ces “ouvrières de l’aviation”, ces obscures, ces sans-grades, qui donnent le mauvais exemple aux classes laborieuses. Le propos féministe avant la lettre de Grémillon est sans ambiguïté la lutte des classes et il égratigne au passage la fausse bien-pensance de la bourgeoisie entrepreneuriale arguant: “Y’en a encore qui s’imaginent que l’aviation c’est du bricolage”. Sa mise en scène est syncrétique qui balaie le champ de la caméra de l’opérateur Louis Page tournant comme le faisceau d’un phare et embrassant concomitamment les déplacements de foules déployés sur l’écran.

Le ciel est à vous est distribué en salle le 29 septembre par les Acacias en version restaurée 4K.

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Durée : 95 mn


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