Les Visiteurs du soir

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Un sommet de la collaboration Carné/Prévert et un archétype de la veine poétique si spécifique du fantastique français.

Production risquée subissant de plein fouet le contexte chaotique d’une France occupée, Les Visiteurs du soir est une réussite miraculeuse. La foi de Carné et de son équipe en ce projet atypique aura dépassé tous les obstacles, pour donner une œuvre entre romanesque, poésie et surnaturel, éléments clés de l’âge d’or du fantastique français de l’époque.

Une production mouvementée

Les Visiteurs du soir est un projet de longue haleine qui trouve son origine dans diverses œuvres avortées de ses principaux instigateurs. Marcel Carné avait signé à regret un contrat avec la Continentale (fameuse société de production chapeautée par les Allemands durant l’Occupation) dont il réussit à se défaire lorsque son patron Greven refusa d’engager Jean Cocteau comme scénariste. La production en cours, Les Evadés de l’an 4000, aurait dû lui permettre de faire une première incursion dans le fantastique. Sa tentative de film d’époque (déjà avec Alain Cuny dans le rôle principal), Juliette et la clé des songes, tourne court également faute de financement. Il décide alors de renouer avec son partenaire privilégié, Jacques Prévert, avec lequel il rencontra le succès avant-guerre avec Quai des brumes ou Drôle de drame. Ce dernier, réfugié en zone libre, rencontre les même difficultés pour mener à bien ses projets. Ainsi une adaptation du Chat botté (d’après le conte de Perrault) dont la préparation était très avancée se voit également annulée. Les deux partenaires décident de réunir dans leur nouveau film plusieurs éléments émanant de ces différentes déconvenues.

 

Le contexte d’époque (afin d’éviter toute allusion contemporaine et risque de censure), la tonalité de conte et bien sûr le surnaturel seront donc les principales composantes de départ des Visiteurs du soir, scénario original cette fois. Ces options destinées à une production luxueuse rendent le tournage particulièrement compliqué dans une France sous pénurie et sans le soutien d’une grosse société comme la Continentale. La séquence de banquet du film voit ainsi les mets régulièrement dévorés par les figurants affamés, la production devant arroser les aliments d’un produit toxique pour les maintenir intacts (les acteurs étant bien sûr prévenus !). Si les maquettes déjà réalisées pour Le Chat botté accélèrent grandement la production, il en est tout autrement pour les costumes dont Carné peine à dissimuler la nature sommaire à l’image. L’amitié d’Arletty avec Josée Laval, fille de Pierre Laval (second du régime de Vichy et chef de la Zone libre) aida grandement pour que la circulation des techniciens juifs lors des nombreux allers-retours (le tournage se partageait entre extérieurs dans le sud et tournage en studio à Paris) se déroulent pour un temps sans risques d’arrestation. Comme on peut le voir, l’adversité était de mise tout au long de la conception, la réussite du film n’en étant que plus éclatante.

Fantastique poétique

Les Visiteurs du soir s’inscrit dans cette nouvelle école du cinéma fantastique instaurée en France, le fantastique poétique. Laissant de côté l’épouvante pure du gothique américain ou les visions dantesques de l’expressionnisme allemand, c’est dans le merveilleux, le romantisme et une inspiration issue des contes et légendes françaises qu’il trouve sa source. A la même période des films pétris des mêmes caractéristiques font leur apparition comme Sylvie et le fantôme de Claude Autant-Lara en 1945, L’Eternel Retour de Jean Delannoy en 1943 (transposition moderne de Tristan et Iseult) scénarisé par Jean Cocteau, qui délivrera lui-même les deux classiques que sont La Belle et la Bête et Orphée. Les Visiteurs du soir, sorti en 1942 se pose donc en jalon d’un genre qui s’éteindra au milieu des années 50.

La pureté et l’innocence des sentiments expriment parfaitement le côté romantique exacerbé et sans cynisme de ce cinéma. La première rencontre entre Anne et Gilles est ainsi typique de l’ode à l’amour absolu que célèbre le film. Entourée d’un fiancé cynique et de convives paillards à son banquet de fiançailles, elle est subitement bouleversée par la beauté du chant de Gilles, ménestrel venu distraire l’assemblée. Par un champ/contre champ intense entre les deux, soudainement plus rien n’existe. Le temps s’arrête, les invités bruyants alentour se font inaudibles pour ne plus capter que le jeu de regards et la douce voix de Gilles. Tout au long du film, chacun des échanges entre les deux héros sera traversé par cette candeur, cette expression d’amour pur déclamée par la poésie des mots de Jacques Prévert. Les cyniques y verront un charme désuet, les autres de la sincérité.

Le phrasé lent et chevrotant atypique d’Alain Cuny, associé aux élans passionnés et à la figure virginale de Marie Déa offrent sans doute un des couples les plus flamboyants du cinéma français. Cette tonalité est d’ailleurs contrebalancée par le fascinant personnage de Dominique, incarné par une Arletty en total contre emploi. La gouailleuse parisienne célébrée dans Hôtel du Nord devient ici une figure mutique, androgyne et mystérieuse. Véritablement investie de sa fonction de suppôt de Satan, elle exprime à l’inverse du couple Gilles/Anne tous les aspects néfastes de l’amour et de la passion. Manipulatrice lorsqu’elle se joue de la solitude du Baron Hugues (formidable Fernand Ledoux) ou qu’elle titille la jalousie et les penchants violents de Marcel Herrand, elle n’est source que de rancœur et de conflits. C’est également elle qui révèle les penchants plus sombres de Gilles, au travers d’un dialogue tendu laissant à supposer qu’un crime passionnel du temps où ils formaient un couple est la source de leur soumission au Diable.

Cette dualité entre le bien et le mal s’exprime dans une des plus belles séquences du film. Durant le bal, Gilles et Dominique observent au loin leur proie dansant. Dominique empoigne soudain son instrument dont les notes transforment l’atmosphère des lieux, les danseurs ralentissent jusqu’à l’arrêt total, les fêtards se figent progressivement dans le silence… Quant à Dominique/Arletty, présentée au départ comme un homme, elle se pare de ses plus beaux atours féminins pour emmener et séduire Marcel Herrand. Gilles va faire de même en détachant Anne de ce décor statufié. Se déroulant en parallèle, les deux phases de séduction sont antinomiques. D’un côté, Gilles qui malgré sa mission néfaste tombe réellement sous le charme d’Anne et échange avec elle des pensées profondes en déambulant dans ce décor de statues humaines. De l’autre, on trouve Dominique et Renaud, allongés dans le jardin. Arletty malicieuse et manipulatrice laisse Renaud s’exprimer tout en flattant ses bas instincts, avide qu’il est de possessions et de pouvoir. Une séquence amorcée de la même manière débouche sur deux moments à la tonalité et aux enjeux totalement différents. L’amour des héros s’affirme, alors que parallèlement les sombres desseins du Diable se dessinent.

Refuge dans l’amour

Une des constantes de l’œuvre de Carné à cette époque, c’est l’oppression d’un monde extérieur faisant obstacle pour diverses raisons à l’amour de ses protagonistes. Le couple suicidaire de Hôtel du Nord, Jean Gabin et Michelle Morgan dans Quai des Brumes, Gabin/Arletty dans Le Jour se lève ou plus tard Arletty/Jean-Louis Barrault dans Les Enfants du Paradis, tous sont autant de couples brisés par les lois et contraintes cruelles d’une réalité néfaste. Les Visiteurs du soir s’inscrit évidemment dans cette veine. Les moments les plus heureux du couple sont ceux où il s’isole, que ce soit par l’usage du surnaturel dans la séquence précitée, en pleine nature à l’occasion d’une partie de chasse, ou dans un onirisme entre rêve et réalité évoquant Peter Ibbetson de Henry Hathaway. Des instants de bonheur précieux régulièrement brisés par l’irruption d’un réel, voire d’un irréel malfaisant, ici incarné par un Jules Berry cabot, théâtral et terrifiant en figure du Diable. Il est d’ailleurs étonnant de constater à quel point Berry semblait être l’incarnation du mal briseur de rêves à cette époque, si l’on repense à des rôles proches (le fantastique en moins) dans Le Jour se lève ou Le Crime de Monsieur Lange de Jean Renoir. Il offre ici un très un grand numéro, qui culmine lors de cette scène où il glace l’assemblée en anticipant par le dialogue (et une ellipse astucieuse permettant d’éviter la censure) la découverte de Gilles et Anne dans la chambre de cette dernière.

 

A nouveau, l’aspect le plus vibrant de la passion entre Gilles et Anne trouve son pendant négatif par l’intermédiaire d’Arletty. Les moments où elle s’isole avec des personnages masculins sont soit teintés d’ambiguïté avec Fernand Ledoux (dont une scène en extérieur à la photo somptueuse de Roger Hubert) soit franchement sombres lorsque le brutal Marcel Herrand est en place. L’isolement est alors une manière de mieux envoûter sa victime, de déformer sa vision de la réalité afin de l’amener à céder à ses plus mauvais penchants. Le départ final de Dominique avec le Comte et son attitude relativement bienveillante laissent finalement le mystère entier sur ses motivations, grâce au jeu énigmatique d’Arletty.

La dernière partie voit ce tourbillon de sentiments s’élever à des hauteurs insoupçonnées. L’union entre Gilles et Anne s’orne d’une aura sacrificielle lorsque cette dernière cède son âme au Diable pour le salut de son aimé, qui ne gardera pourtant plus aucun souvenir d’elle. La force poétique de Prévert et la maîtrise de Carné s’expriment magnifiquement ensuite par la répétition de la scène romantique de la partie de chasse sous un jour plus mélancolique, Gilles répétant les même paroles à Anne sans en saisir le sens puisqu’il ne se souvient plus d’elle. Carné parvient ainsi à donner un équivalent visuel et narratif à l’allitération ou la rime, ces motifs poétiques consistant à appuyer la teneur dramatique ou la puissance des mots par la répétition. C’est cette quintessence du verbe et de la foi qui anime celui qui le prononce, qui redonne la mémoire à Gilles, rendant invincible son union avec Anne. Victime d’un ultime maléfice par le Diable les transformant en pierre, ils trouveront finalement leur refuge dans cette prison éternelle. Les interprétations furent diverses sur la nature de cette conclusion.

Durant cette période chargée politiquement, le cœur battant des deux amants sous la pierre représentait la France toujours vibrante sous le joug allemand symbolisé par le Diable. Carné et Prévert se sont toujours défendus de cette analogie, bien que Prévert ait déjà usé d’une telle métaphore dans son poème La Crosse en l’air de 1936 pour la résistance au régime franquiste. Pour nous, les silhouettes de pierre figées et unies à jamais de Gilles et Anne symboliseront toujours l’expression de la dévotion et de l’amour le plus pur et sincère.

 

Titre original : Les Visiteurs du soir

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Durée : 110 mn


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