Les Reines du drame

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Sous les signes de Bertrand Mandico et de Fatal Bazooka.

« Hey, 2005 a appelé : il veut récupérer ses décors. »

Il semblerait qu’en 2024, la grande question d’un cinéma queer ait été les fictions camp, ridicules et excessives que beaucoup de ses spectateurs ont pu consommer pendant l’enfance, et la nécessité de dépasser, ou au contraire de rendre hommage, à un corpus juvénile girly ou alt, en tout cas pailleté, pour peu qu’on puisse bien avoir des choses à en tirer. Un sentiment affranchissant, peut-être ? Dans I Saw the TV Glow, de Jane Schoenbrun, les deux protagonistes étaient fans de la série The Pink Opaque (comprendre : Buffy contre les vampires) qui avait motivé la réinvention de l’un d’eux. Dans The People’s Joker, de Vera Drew, le personnage principal avait pour la première fois rencontré sa transidentité en regardant Batman Forever, film de super-héros à l’imagerie homo-érotique plus ou moins intentionnelle selon les sources, le réalisateur Joel Schumacher étant en effet un homme gay. Dans Les Reines du drame, film français qui nous intéresse aujourd’hui, il n’y a pas de moment de sortie de placard à ce point explicité, mais il est impossible de se tromper sur l’esthétique Disney Channel. Les chambres des deux protagonistes lesbiennes, Mimi (Louiza Aura, meilleure chanteuse qu’elle n’est actrice) et Billie (Gio Ventura, inversement), ont un aspect surdosé, exagéré, si ostentatoirement décoré que c’en est indécent. Elles ont des miroirs si grands, des têtes de lit si imposantes, des piles de vêtements si colorés que, pour peu qu’on prendrait les photos des plateaux sans les comédiennes, cela ressemblerait sûrement à des couvertures du magazine Architectural Digest tiré dans le monde de Monster High. La direction artistique de ce set dressing (par Barnabé d’Hauteville et Anna Le Mouël, qui a travaillé sur le Connan de Mandico) est tout simplement impressionnant. Et tout le film marche à sa suite, sur le mode de la reconstitution, ou de la superficialité. Nous y reviendrons.

Le moule d’héroïne de kidcom façon Hannah Montana ou Lizzie McGuire, correspond plus à Mimi qu’à Billie. Cette dernière, issue d’une famille aisée (une « sale bourgeoise », comme l’appelle semi-affectueusement Billie), a des rêves de popularité mainstream, et, franchement, le bon contexte social/la bonne attitude consensuelle pour les atteindre. C’est raconté grand V par un concours façon Star Academy ou The Voice, où elle rencontre Billie, instantanément recalée à cause de son excès de garçonnerie butch : trop de biceps exhibés, trop de screaming métal, trop de fureur. (Le nom complet de Billie est Billie Kohler. Celui de Mimi est Mimi Madamour. Ce sont peut-être ou peut-être pas des pseudos, le film ne transige jamais sur son idée que le monde concret et le monde performé se ressemblent, s’influencent l’un l’autre. « Sur scène, tout est faux », nous l’apprendra Billie).

Le long-métrage – par ailleurs, le premier de sa réalisatrice, Alexis Langlois – est traversé par un paradoxe intéressant. Il est, d’un côté, mieux filmé, ou filmé plus agréablement que The People’s Joker. C’est que la réalisatrice de Joker est avant tout une monteuse, et qu’elle semble encore penser le cinéma par le biais de la post-prod. Elle a conçu l’écrasante majorité de ses plans comme des plans « fond vert », faisant le calcul que ça lui reviendrait moins cher, et, puisqu’elle tient aussi le rôle-titre, elle se filme souvent en gros plan, multipliant les regards-caméra de narratrice, ce qui donne à l’ensemble un aspect « vidéo YouTube ambitieuse ». Drew, accidentellement ou pas, semble utiliser les mêmes effets de style que le font des créatrices de contenu comme ContraPoints pour palier à des problématiques causées par leur équipe très réduite ou pour attirer le plus directement possible l’attention du viewer : Une silhouette talking head bien centrée dans un cadre parfaitement serti, lequel doit proposer une identité visuelle rectangle parfaitement reconnaissable en 480, en 720 ou en 1080p. De fait, The People’s Joker ne respire pas beaucoup, il y a souvent peu de distance physique entre l’objectif et les personnages. À l’inverse, produit avec des sous du CNC, Les Reines du drame a d’avantage l’air d’un film ordinaire – osons le dire, d’un vrai film, fort de l’expérience qu’a développé Langlois dans ses différents courts-métrages. D’un autre côté, Les Reines du drame est également moins riche, moins audacieux. Une fois habitués à l’exiguïté digitale de The People’s Joker, les spectateurs du film finissent par se prendre au jeu, et à se rendre compte que le film ne ressemble pas à ses décors virtuels, à la gratification instantanée du sous-genre « vidéo essai sur YouTube » auquel il ressemble. Les Reines du drame, lui, ressemble à ses décors. La structure narrative y est incroyablement claire, antiseptique sous une couche de peinture rose. L’histoire d’amour passionnée, folle-dingue, mutuellement destructrice, entre les deux jeunes femmes (souvent interrompue puis relancée par la radicalité de Billie ou la gentillesse conformiste de Mimi), est, au fond, une fresque qu’on a déjà vu maintes et maintes fois. Alors, elle reste agréable à regarder – sur ce coup-là, peut-être que le point de vue queer y est effectivement pour beaucoup. Quelle autre version de Roméo & Juliette peut se targuer de commencer sur un plug ou un piercing de téton offert à la dulcinée ? Mais elle n’est pas inoubliable. Elle fonctionne, par magie noire ou plutôt par magie magenta : ses raccords sont par moments maladroits, ses lumières y sont parfois fatiguantes, trop retouchées, trop lens-flarées. Mais l’ensemble a une foi si palpable, si continue, si suivie en sa mission esthétique qu’il replace constamment le film dans un jeu de balancier savant entre bêtise et génie visuel.

Il nous rappelé que les mondes de la candeur enfantine, des tatanes pleines de strass et du cinéma queer important n’étaient pas forcément séparés. Il nous a rappelé la scène improbable qu’on s’était amusés à imaginer, quand on a appris que le réalisateur « toxic waste sour candy » John Waters avait fait un caméo, étonnement, dans l’un des films Alvin & les Chimpmunks ! La prouesse est d’autant plus impressionnante que nous ne sommes pas forcément fans des courts-métrages de Langlois, que ce soit De la terreur, mes sœursou Les Démons de Dorothy (qui fait référence, comme I Saw the TV Glow, à Buffy). La cinéaste nous a eu à l’usure !

Nominé pour la Queer Palm, avec Miséricorde et Marcello mio.

Il y a un élément qui est relativement sous-mentionné, dans l’analyse des films queers, puisqu’il n’est ni narratif, ni esthétique : il s’agit de l’enthousiasme, de l’entrain que suscite la possibilité de faire partie du projet pour les différents techniciens ou artistes qui se sentent démographiquement concernés. C’est pourtant une qualité qui est souvent constitutive de ces œuvres, un sentiment d’importance et de joie qui a nécessairement un impact sur le résultat final ! Et, en effet, dans le cas des Reines du drame, la perspective de participer à un film queer déjanté plaisait. Elle plaisait à Alma Jodorowsky, qui avait déjà joué dans la série lesbienne d’Iris Brey, Split, sortie l’an dernier, et qui a un petit rôle ici. Elle plaisait à Asia Argento, qui, de même, a une brève apparition. Elle plaisait à Jean Biche, performance artist queer, et elle plaisait à Drag Couenne, vainqueuse de la saison 1 de Drag Race Belgique et actrice dans Songe d’une nuit d’été au Théâtre de Poche. Langlois, et c’est aussi à son honneur en tant que réalisatrice, a su insérer un véritable souffle d’amusement dans son projet, et cela se ressent énormément, de Dustin Muchuvitz (qu’on connaît d’un court-métrage dont elle est le sujet, Dustin, de Naïla Guiguet, et qui jouait déjà dans les films courts de Langlois) à Thomas Poitevin (il joue Guy, le producteur manipulateur, et alterne ici comme dans son spectacle entre plusieurs perruques).

Le clou du spectacle euphorique est Gio Ventura. Athlétique, hypnotique, insaisissable, Ventura nous paraît être une réponse française, non-binaire et dynamitée à des acteurs comme Skeet Ulrich ou Bill Skarsgård, avec qui il a de commun une coiffure de fuckboy et un regard intense et perçant. Ventura est absolument époustouflant dans sa physicalité, ce qui rend ses scènes chantées (« Toi et moi, on baisera le patriarcat », « Damnée d’amour »…) plus marquantes que celles d’Aura, qui a pourtant une voix plus entrainée. Il a alternativement l’assurance débordante de l’enfoirée charmante à qui on se maudit de faire confiance, et la propulsion burlesque décalée de Michael J. Fox (comparez les scènes où Marty McFly arrive au retard et lycée, et celle où Billie arrive en trombe sur le plateau de tournage d’un clip).

Si on doit retenir un détail mal-calculé qui jette son ombre sur le reste du film, c’est, malheureusement, la présence de Bilal Hassani au générique. La fausse bonne idée est compréhensible : Lui et Langlois se connaissent déjà, la réalisatrice a signé pour lui le clip Marathon. Et, rendons à César ce qui lui appartient, alors qu’il est l’une des figures médiatiques françaises dont l’image est la plus précisément, la plus explicitement mise en scène, il renonce dans le film à sa beauté androgyne pour se présenter tantôt avec des prothèses vieillissantes, et tantôt dans une version pré-coming out de son personnage, avec un affreux faux appareil dentaire qui souligne ses yeux globuleux et son front veineux. Mais, dans son rôle de stalker-youtubeur-narrateur, Steevyshady, fan n°1 de Mimi et ultra-hater de Billie, prend trop de place, attire à lui des développements scénaristiques qui ne paraissent pas mérités. Langlois a beau redoubler, retripler, requadrupler d’efforts pour nous faire croire que Steevy est le troisième protagoniste de cette histoire, à grand renforts d’échanges de regards graves, et d’épilogues où, repenti, le vidéaste présente ses excuses aux intéressées, le personnage n’a pas une relation crédible, vivante, avec les victimes de ses vlogs incendiaires. C’est là que le film finit par s’emmêler les pinceaux avec sa philosophie, selon laquelle la vie publique et la vie privée des performeurs, leur paratexte, leur métatexte, leur cryptotexte, existent tous à égalité sur un même plan physique. Malgré ce que continue de répéter ce film-surface, ce n’est pas vrai !

Steevyshady aura beau harceler les héroïnes, il aura beau remuer des couteaux dans leur plaies, il aura beau continuer à faire levier au pied de bitch pour s’introduire dans leur monde, et écrire, réécrire leur histoire à l’encre de chienne, il ne fait pas partie de leur vie. Pas réellement, et on se dit alors que le long-métrage est un peu trop chichiteux pour s’en rendre compte. Vient aussi la question de la vraisemblabilité : Steevyshady a-t-il pu vraiment atteindre les 1 millions d’abonnés, avec des vidéos drama sur une rupture au final relativement peu scandaleuse, sans tromperie, sans coups, sans enfants illégitimes et sans sextape ? Les Reines du drame, au final, c’est un peu softcore !

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Durée : 114 mn


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