Les Naufragés de l’île de la Tortue

Article écrit par

Jacques Rozier prolonge un peu le rêve hippie avant l’évasion normée de « Les Bronzés »

Après un nouveau long hiatus cinématographique (Du côté d’Orouët certes sorti en salle en 1973 fut en fait tourné en 1969) Jacques Rozier voit l’opportunité de signer son troisième long métrage lorsque Claude Berri lui propose de le produire s’il tourne avec Pierre Richard. La présence de ce dernier (nouvelle superstar comique française depuis le succès de Le Grand Blond avec une chaussure noire – 1972) ne modifie guère la méthodologie spontanée si chère à Rozier. Les Naufragés de l’île de la Tortue emprunte la structure d’Adieu Philippine (1962) et Du côté d’Orouët avec son point de départ parisien joyeux et confus dont découle, le départ, le dépaysement et l’odyssée intime vers des contrées sauvages, désolées (et mentales). Seulement Les Naufragés de l’île de la Tortue radicalise cela avec un Pierre Richard constituant un véritable double de Jacques Rozier. Un mensonge hasardeux de Jean-Arthur Bonaventure (Pierre Richard) à sa compagne débouche ainsi sur des rencontres et situations qui vont le mener aux antipodes de son modeste job d’employé d’agence de voyage. La scène d’ouverture résume finalement bien la chose, lorsque Bonaventure déroule machinalement à un client les modalités des croisières disponibles et que ce dernier témoigne d’envies plus simples, moins programmatiques. Ce besoin de sortir des clous, d’échapper à la routine, à l’organisation, est emblématique de l’approche de Rozier qui le figure dans l’idéal de son héros. Le film est une sorte d’anti Les Bronzés, portrait juste et satirique d’une société française dans le nouveau cadre vacancier normé du Club Med, à l’orée des matérialistes années 80. Jacques Rozier s’inscrit lui dans le sillon plus hippie et libertaire des seventies mais qui se confronte au fil du récit à la mentalité de la décennie suivante. Les participants à l’expédition sont ainsi imprégnés de cet esprit libertaire mais dans l’adversité retrouve la petitesse et l’appel du confort des Bronzés.

La recherche calculée « d’autre chose » mène donc à l’échec, quand les personnages de « Petit Nono » (Jacques Villeret) ou Julie (Caroline Cartier) introduit à l’improviste ou par erreur dans l’aventure, s’y immergent avec audace. Bonaventure se situe entre deux eaux, parachuté là par les circonstances au départ puis cherchant de manière maladive et crispante pour ses comparses à vivre son expérience d’île déserte à la Robinson Crusoé. Cependant le drame comme la dynamique comique potentielle ne surgissent jamais dans une logique narrative classique. C’est le style Rozier qui capture et/ou provoque l’instantané, étire les moments pour pousser la prestation de ses comédiens vers une épure où les tics s’estompent dans ce saut dans l’inconnu (les magasins de pellicule tirés jusqu’au bout, le clap de fin inaudible). On devine à chaque moment la profonde spontanéité, voulue ou subie, qui a pu agrémenter le tournage et qui tout comme dans les autres œuvres de Rozier n’empêche par l’exceptionnelle recherche formelle. Le réalisateur oscille entre filmage à hauteur des personnages et majesté somptueuse, les cadres et la photo scrutant les paysages dans un savant mélange d’ébahissement et d’inquiétude face à cet inconnu. Rozier se joue magnifiquement d’un aléa de production (Pierre Richard forcé de partir avant la fin du tournage pour aller sur son projet suivant) pour poursuivre cette veine improvisée dans un rebondissement (Bonaventure en prison) et une forme narrative différente, avec le journal en voix-off de Julie de la dernière partie. Le film sera malheureusement un échec commercial mais l’auteur nous offre là un de ses plus beaux voyages.

Titre original : Les Naufragés de l'île de la Tortue

Réalisateur :

Acteurs : , , ,

Année :

Genre :

Pays :

Durée : 138 mn mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

L’étrange obsession: l’emprise du désir inassouvi

L’étrange obsession: l’emprise du désir inassouvi

« L’étrange obsession » autopsie sans concessions et de manière incisive, comme au scalpel ,la vanité et le narcissisme à travers l’obsession sexuelle et la quête vaine de jouvence éternelle d’un homme vieillissant, impuissant à satisfaire sa jeune épouse. En adaptant librement l’écrivain licencieux Junichiro Tanizaki, Kon Ichikawa signe une nouvelle « écranisation » littéraire dans un cinémascope aux tons de pastel qui navigue ingénieusement entre comédie noire provocatrice, farce macabre et thriller psychologique hitchcockien. Analyse quasi freudienne d’un cas de dépendance morbide à la sensualité..

Les derniers jours de Mussolini: un baroud du déshonneur

Les derniers jours de Mussolini: un baroud du déshonneur

« Les derniers jours de Mussolini » adopte la forme d’un docudrame ou docufiction pour, semble-t-il, mieux appréhender un imbroglio et une conjonction de faits complexes à élucider au gré de thèses contradictoires encore âprement discutées par l’exégèse historique et les historiographes. Dans quelles circonstances Benito Mussolini a-t-il été capturé pour être ensuite exécuté sommairement avec sa maîtresse Clara Petacci avant que leurs dépouilles mortelles et celles de dignitaires fascistes ne soient exhibées à la vindicte populaire et mutilées en place publique ? Le film-enquête suit pas à pas la traque inexorable d’un tyran déchu, lâché par ses anciens affidés, refusant la reddition sans conditions et acculé à une fuite en avant pathétique autant que désespérée. Rembobinage…