Itinérance fragile et poétique de deux individus paumés au cœur d’une Amérique de la marginalité, l’Epouvantail porte un regard lucide mais désabusé sur un monde qui broie, exclut et conditionne. Incapables de se trouver dans une errance remplie d’obstacles, nos deux compères de route espèrent farouchement et refusent l’abdication. Ils marchent vers un destin de fortune afin de rattraper un temps qu’ils ne semblent plus avoir. Portée par une esthétique proche du réalisme social, l’individualisation des destins en un projet commun offre une palette psychologique qui propulse le film au-delà du simple road movie arpenteur de paysages.
Leur amitié de circonstance est alors un point d’ancrage au sens premier du terme, celui de l’entraide et de la camaraderie, condition supportable pour effectuer plus facilement un bout de chemin fait de démerdes et d’épreuves, entre joies éphémères et retour à la case départ (centre de discipline). Au fur et à mesure de cette réappropriation de soi s’installe une relation qui s’élève « naturellement » au dessus de leurs propres sentiments, Max ne pouvant plus se passer de Lion et réciproquement. Clowns tristes inscrits dans un monde qui leur refuse toute socialisation, l’Epouvantail est une parabole des trains de marchandise qui passent en transportant de ville en ville tous les paumés d’un pays pourtant prospère. Triste modernité ; nous sommes en 1973 !
Regard tendre et poétique avons-nous dit, celle d’une Amérique de la pauvreté, des bras cassés, des désillusions. Schatzberg y appose son regard de peintre, lui qui fut d’abord photographe, en figeant un décor pour y inscrire deux figures qui transcendent leur mal être vers un salut en forme d’exutoire. A la rudesse d’une mise en scène proche des corps, simple et efficace, le réalisateur ne déroule aucun poncif et sublime un jeu tout en finesse pour (re)placer l’Epouvantail au cœur d’un cinéma d’auteur qui trace au crayon noir les méandres intérieurs de ceux qui souffrent. Apreté d’un décor qui fixe l’environnement dans sa monotonie écrasante, nous observons de trains en bars, de banlieues paupérisées à l’armée du salut où s’habille Lion, des gueules, celles des pauvres gens. C’est le visage blafard d’une Amérique qui fait directement écho au film Arrangement de Kazan sorti quatre ans plus tôt.
En prônant sans vergogne sa dictature libertaire par l’argent et le matriarcat, le rêve américain érige deux valeurs discutables en symboles de réussite. Refusant celles-ci par étouffement, Kirk Douglas mettra le feu à la maison familiale pour achever sa quête identitaire. Cet acte symbolise alors le renonçant d’un rêve absurde qui conditionne la vie de millions de citoyens modèles. Opposés directs, mais qui s’inscrivent également dans le marbre d’une réalité déstructurante, les personnages de l’Epouvantail ne se plaignent jamais et ne veulent qu’une seule chose : appartenir à ces gens-là en intégrant le train de la normalité. C’est la beauté du film et sa plus grande qualité.
Dans une mise en scène de l’humain, la violence illusoire de l’un, Max, répond à la bouffonnerie de l’autre, Lion. Atypiques et marginaux, ils sont aimés pour cela et incompris à cause de cela. Chaque scène fait la démonstration de leur emprisonnement à cette marge qui est autant sociale que psychologique. L’échappatoire n’a donc plus de sens, et si les poings fermés de Max s’adoucissent aux pitreries de Lion, tout semble désormais trop tard pour empêcher Lion de perdre pied.
Oeuvre majeure des années 70, l’Epouvantail reste un aiguillon sensible des maux qui traversent une Amérique incapable de comprendre ses propres exclus. La mise en scène est de ce point de vue exemplaire car elle trace un sillon essentiel dans l’apport cinématographique des représentations au sens pictural du terme. Continuateurs de cette approche filmique qui marqua de son empreinte le pouvoir du regard, Gus Van Sant et les autres ont su réinventer la démarche d’un cinéaste poète attaché à la portée humaine d’une tragédie moderne.