Bien que prétendant souvent à l’objectivité, à défaut d’exhaustivité, la principale limite du biopic se situerait dans son récurrent manque de mesure, son sacrifice de la distance nécessaire à l’autonomie de son personnage d’élection. Si toujours la fluctuation des événements, le feuilleté des épisodes et coups de théâtre d’une vie mènent le jeu, se pose trop rarement la question du corps porteur de cette profusion, de ce que cela représente vraiment, en termes physiques, d’être l’acteur principal de sa vie. A ce jeu-là, l’exemple le plus récent, sinon de complète réussite, tout au moins de recentrage du romanesque biographique sur un corps se distinguant de tout autre serait peut-être l’Aviator de Martin Scorsese (2005), s’ouvrant et se refermant sur un Howard Hugues recevant puis perpétuant une obsession pour l’hygiène qui s’infiltrera dans chaque étape de sa vie d’homme et de producteur.
Trente ans plus tôt, Lenny, troisième long métrage de Bob Fosse, cinéaste de cinq films essentiellement connu pour les deux hits multi primés que sont Cabaret (1972) et Que le spectacle commence (1980), sut donner image à cette résistance du « sujet » à son histoire. Le film, qui retrace le destin tragique de Lenny Bruce, comique américain reconnu comme le véritable initiateur du stand-up, a tout d’abord la belle particularité de ne jamais aborder la carrière de ce dernier sous l’angle de la success story. Certes, nous est très clairement indiqué au fil du récit que les années passant, son public se fait plus large, ses espaces de représentation plus prestigieux, mais tout du long – ne serait-ce une barbe distinguant les derniers jours des premiers –, Lenny reste le même, ni plus naïf au départ, ni davantage cynique à l’arrivée.
Sans doute en raison de l’extrême connaissance de Bob Fosse, dont la chorégraphie demeura la vocation première, du statut d’homme de scène. Bien qu’en noir et blanc, dénué du foisonnement, de l’épanouissement du spectacle caractérisant les deux musicals l’encerclant dans l’œuvre, Lenny parvient à donner matière comme peu d’autres films au rapport direct entre l’artiste et son public. Les représentations de Lenny Bruce ne sont pas exposées pour elles-mêmes, mais à la lumière de l’interaction du comique avec son auditoire. D’où qu’il ne soit jamais certain que le spectacle puisse continuer, que les piques de Bruce aient sur son spectateur l’impact voulu. Surtout, tout le comique de Bruce reposant sur la faculté subversive du mot, l’ambiguïté de chaque terme, persiste l’hypothèse d’une réaction inattendue à son sketch, susceptible de lui renvoyer son insolence à la figure.
Exemple le plus fort : l’épisode « raciste », où, alors que le public mixte de cette fin fifties lui semble tout acquis, il interpelle les « niggers » de la salle. Malaise dans l’assemblée, gros plan sur quelques Noirs apparemment incertains de bien saisir, rires gênés… Plutôt que de se rétracter le plus tôt possible, par le biais d’un « je blague » ou d’un « lol » préservant aujourd’hui de toute méprise, le gars surenchérit : « combien de nègres, de métèques, de ritals dans la salle… ? ». But du jeu : interroger le melting pot sur ses fondements même, révéler que sous l’apparente paisible cohabitation réunissant chacun en ces lieux, le risque d’une crispation identitaire reste de mise. Ici se précise l’enjeu commun du film et de son personnage. Celui de ne pas faire de Lenny un homme d’exception que la scène, le statut d’artiste préserveraient de toute confrontation à l’altérité.
Bien au contraire, prime tout au long du film l’idée que le déploiement du comique n’est en rien signe de sécurité sociale, qu’en même temps qu’il devient l’une des figures comiques les plus in du moment, Lenny Bruce parvient à magnifiquement foirer sa vie privée. Honey, la femme de sa vie – jouée par la bouleversante Valérie Perrine, qui obtint grâce à ce rôle le prix d’interprétation féminine cannois en 1975 –, tient en ce sens une place pas moins importante, son propre parcours, du strip-tease à une association sans succès avec Lenny, en passant par leur accident, son emprisonnement pour toxicomanie, la découverte par Lenny de son goût pour les autres femmes, constituant même la trajectoire dramatique principale du film. Témoignant pour un journaliste, ainsi que la mère et le manager de Lenny, quelques années après sa mort, son regard mi enjoué mi amer sur leur histoire, le destin de son mari est à la fois initiateur (le film s’ouvre par un gros plan sur sa bouche, énumérant les déboires judiciaires de Lenny) et conducteur du récit.
C’est ce choix de Bob Fosse de faire avant tout de Lenny un homme ayant marqué la vie de ceux qui restent, un peu plus qu’un martyr de cette Amérique puritaine du début des années 60, qui distingue son film du tout venant des biopics. Bien sûr que dans la lutte finale de Lenny, tentant de plaider seul sa cause au tribunal, porté par sa seule foi en l’intelligence comique des hommes de loi (juges, flics…), se lit quelque chose d’une urgence encore d’actualité à laisser aux artistes la marge nécessaire à une juste observation de l’époque.
Evidemment que la réappropriation sur scène, par l’absurde, des motifs de ses condamnations est d’une pertinence et une efficacité toujours infaillibles. Mais avant tout, plus que le destin tragique de cette figure historique du comique américain, ses problèmes avec la drogue, son déclin on stage révélateur d’une malédiction parfois accompagnatrice du génie, doit être retenu de Lenny son choix de ne tirer profit que de la nécessité de l’humour. Dans l’ombre des coulisses comme frappé par la lumière des projecteurs, seul au lit avec Honey comme mesurant la justesse de ses allusions grivoises auprès de son audience, Lenny Bruce restera Leonard Schneider, ce comique d’ascendance juive pour qui la maîtrise de l’écart entre l’acte et la parole, le mot et le référent – aussi obscène soit-il – est avant tout un art de vivre, presque une tradition (sa mère manie également cet art à merveille). Against law and order, the show can’t go on.