Ida Lupino, première femme à réaliser un film noir
Actrice hollywoodienne consacrée et cinéaste militante déterminée à s’émanciper des codes de production de l’usine à rêves, Ida Lupino s’est fait une place à part après Dorothy Arzner au sein d’une industrie délibérément patriarcale et machiste. Son statut de réalisatrice indépendante qu’elle s’est forgée elle-même lui confère une aura peu commune en tant que seule femme de son époque à avoir embrassé cette double carrière. De toute sa production, Le Voyage de la peur, davantage identifiable sous son titre original, The hitch-hiker, fut son film préféré. Sa réalisation, à l’âpreté de celles de son mentor Raoul Walsh, en a retenu tous les enseignements.
Asphalte et effroi : le ruban autoroutier se mue en théâtre sanguinaire depuis l’Illinois jusqu’aux confins du Mexique
L’argument de Le voyage de la peur est la virée meurtrière et la cavale consécutive de William Edward Cook dit Billy Cook entre le 30 décembre 1950 et le 21 Janvier 1951 depuis l’Illinois jusqu’en Californie du sud et jusqu’ aux confins du Mexique et ses plateaux arides et dénudés où il terminera sa course sanglante ; laissant une dizaine de morts dans son sillage.
Cet accès de folie meurtrière ne manqua pas de défrayer la chronique. Billy Cook se trouvait être un jeune sociopathe déraciné abandonné par sa famille dès son plus jeune âge. Dû à ce lourd atavisme et à un visage rendu disgracieux par une paupière tombante, Cook développa une psychopathie le menant à une conduite antisociale haineuse. Une famille entière et ses six membres furent décimées par l’individu malfaisant. Auxquels s’ajoutèrent quatre autres personnes selon le même scénario macabre récurrent : Habitué à faire de l’auto-stop, l’homme décidait de liquider froidement ses victimes au terme du voyage pour ensuite les dépouiller de leur argent.
Une folie meurtrière diversement interprétée et médiatisée dans la controverse
Ida Lupino, réalisatrice et Collier Young, producteur des Filmmakers du nom de leur maison de production indépendante, s’emparèrent du fait divers pour en faire une adaptation cinématographique édifiante. Ils se heurtèrent au refus d’assentiment du code de production américain au prétexte qu’il était mal vu de propager cette folie meurtrière erratique et afin de ne pas lui donner plus de publicité qu’elle ne méritait et exemplariser le parcours de vie dévoyée d’un esprit déviant.
Ayant passablement appris de l’observation de Raoul Walsh, son Pygmalion en réalisation, sur ses divers tournages et afin de documenter son film en gestation, Ida Lupino rendra visite à Billy Cook à la prison fédérale de San Quentin. Aussi, pour les droits d’ adaptation de son histoire, peu avant que la sentence d’électrocution sur la chaise électrique soit exécutée sur le paria au patronyme prédestiné à la damnation (Cook signifiant cuire).Toujours dans le but de complaire au code Hayes de production et recevoir un blanc-seing d’acceptation et le visa de distribution de leur film, Lupino et Young en expurgent les images trop crument et explicitement évocatrices tout en avertissant le spectateur du fondement véritable de l’œuvre en dépit de son caractère fictionnel.
Malgré tout, The hitch-hiker parvient à défier les conventions sociales de l’époque. L’auto-stop est alors perçu comme un passe-temps qui romance une liberté sans frein de la route. Astucieusement, la séquence de
montage inaugurale en surimpression du générique, cadre l’action au ras du sol pour ne dévoiler que les
pieds du tueur de masse. La caméra ramasse la série de meurtres perpétrés dans un montage serré selon le même rituel opératoire. Se servant de l’autoroute comme son terrain de chasse, le déséquilibré Emmet Myers (William Talman) élimine sans indulgence ses victimes. Arrivée en fin de course, la voiture tombe en panne sèche. S’ensuivent des images elliptiques et crépitantes de rotatives et de manchettes de journaux qui relaient commodément les exécutions sommaires de l’enragé.
La force motrice de ce road movie de série B agit comme une poussée d’adrénaline…
…. se fondant dans les extérieurs désertiques sud-californiens et de la frontière mexicaines. Le ruban autoroutier avale à n’en plus finir des contrées arides faites de rochers escarpés et de lande désolée dans une fuite en avant éperdue.
En lieu et place d’ombres contrastées et de ruelles enfumées, Nicholas Muscaraca, le directeur de la photographie, restitue à merveille les pitons rocheux délavés par un soleil accablant et les relais empoussiérés au détour de l’interminable route asphaltée. On retrouve une configuration topographique similaire dans le noir underground Detour (1945) et cette inflexion graphique des paysages mexicains désolés.
Au décor naturel hostile correspond le huis clos claustrophobe de la berline..
..des deux vacanciers en goguette Roy Collins (Edmond O’Brien) et Gilbert Bowen(Frank Lovejoy). Les pare-brises, les sièges et le volant se muent en autant d’éléments compositionnels qui vont participer de la tension électrisante entre le tourmenteur au regard lancinant et ses otages dans une équipée sauvage où une simple crevaison et un klaxon défectueux comme avaries mécaniques vont prendre des proportions insoupçonnées. Une course-poursuite s’engage entre les autorités mexicaines et le trio de fortune. Qu’un seul forcené, aussi déterminé soit-il, puisse tenir en joue et captivité deux autres hommes pourrait soulever des railleries sans preuves factuelles. Mais que ces faits
aient été avérés ajoutent au suspense. La police tisse un maillage autour des fuyards et l’étau se resserre peu à peu sur l’équipée sauvage.
Par ses connotations, le film se réfère au malaise et à l’insécurité propres à ses vétérans de la Seconde Guerre mondiale, anciens G.I.s qui ont payé un lourd tribut et, pour les survivants, doivent se réadapter à la vie civile. L’intrus est le corrupteur entre les deux amis. “Avez-vous déjà été tenu sous la menace d’une arme à feu ?” lui demande incidemment Gilbert Bowen pour tenter d’inverser le rapport de force dans cette guerre des nerfs.
L’expérience traumatisante de la Seconde Guerre mondiale aura consumé la vie des vétérans
Ida Lupino questionne la masculinité bridée issue de cette guerre mondiale. Une virilité mal assumée que ce soit par Emmet Myers qui tente de dissimuler son insécurité sous un déluge de violence sadique tandis que ses deux otages répondent par mimétisme comme s’ils se rendaient devant l’ennemi. Le traumatisme de la guerre, ses séquelles et leur mariage ont forgé leur caractère dans un sentiment de renonciation. L’espace d’une escapade sans leurs femmes et progéniture pour une partie de pêche et plus si affinités, ils se réapproprient pour un temps leur masculinité. Une fois héros avec un dessein bien défini, les vétérans rentrèrent aux États-Unis, leur patrie, pour rebattre les cartes de leurs vies désormais essentialisées dans des rôles sclérosants de soutiens de famille.
A l’intérieur d’eux-mêmes, à l’étroit dans leurs costumes de flanelle gris, ils étaient mus par un désir de sortir de
la conformité domestique, victimes passives des circonstances. L’expérience traumatisante de la guerre aura consumé leurs vies respectives. C’est ce que montre implicitement Ida Lupino.
L’été 1953 sera définitivement une période creuse pour les autostoppeurs de tous poils au vu de la campagne
publicitaire dénigrante autour de la sortie du film : “avez-vous déjà ramassé des auto-stoppeurs ? Vous serez bien avisés de ne plus vous y risquer après avoir vu ce film. ”
Ce film fait partie intégrante d’un coffret Ida Lupino de 4 blu-ray/dvds édité par les films du Camélia dans leurs versions remasterisées 4K.