Le Salon de musique

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Film emblématique et sans doute le chef d’oeuvre de Satyajit Ray même si le superlatif a été usé jusqu’à la corde, « Le salon de musique » ressort dans un noir et blanc somptueux. S’opère dans notre regard de cinéphile une osmose entre la musique et les images qui procèdent d’une même exaltation hypnotique…

« Même mort un éléphant vaut son pesant d’or » (extrait du Roi Lear)

Sur le vaste toit- terrasse de sa demeure coloniale décrépite, le regard absorbé dans une rêverie intérieure, Huzur Roy (Chhabi Biswas) tire de lentes bouffées de sa hookah (narguilé indien). Dernier-né d’une longue lignée de riches zamindars, ces propriétaires terriens prospérant au Bengale, il passe ses souvenirs au crible de sa mémoire indolente..

Avant de réaliser Le monde d’Apu, dernier volet de sa trilogie en1959, joyau de jais à la patine granuleuse et comme délavé par les précipitations qui l’irriguent, Satyajit Ray s’attelle à un nouveau projet. Il lui faut trouver un sujet de récit dramatique qui gravite autour de la musique. Il tombe sur Jalsaghar, une courte nouvelle de Tarashankar Bandyopadhyay qui relate la fin d’une époque triomphante du féodalisme colonial à travers le crépuscule de la vie d’un zamindar, propriétaire terrien d’une caste nobiliaire déclinante.

 

 

L’art de la représentation musicale comme addiction extrême

Faisant abstraction aux codes commerciaux de Bollywood, Ray choisit d’enchâsser les extraits musicaux et dansants dans le récit et non comme les interludes divertissants qu’ils sont dans les films du genre. Et le charme ensorcelant opère…

Pour conduire ce projet musical, il fait appel au joueur de sitar virtuose Ustad Vilayat Khan qui compose les râgas, ces thèmes de la musique hindoustanie classique sur lesquels se développent des improvisations envoûtantes au gré du pathos et des accents élégiaques que déroule le récit de cet aristocrate déchu, dernier de sa caste, précipitant sa perte; happé par un hubris démesuré tel le roi Lear.

Hubris et pathos

Le cinéaste bengali illustre avec maestria ce contraste criant entre la vieille Inde de l’empire colonial qui s’agrippe à ses privilèges d’un autre âge et la nouvelle Inde qui ignore les préjugés de classe : l’antique conflit entre la noblesse terrienne et la richesse sans lignée.

Dans La règle du jeu Jean Renoir que Ray a assisté sur le tournage de “Le Fleuve” filmait déjà magistralement ce refus obstiné du déclassement social par une aristocratie bravache.

Ce goût immodéré pour les récitals impromptus qu’il organise dispendieusement dans son salon de musique régénéré qui lui tient lieu de tour d’ivoire relève d’une passion autodestructrice presque pusillanime dans sa vanité ; mais aussi la plus pure dans sa manifestation jusqu’au boutiste.

Pour éclipser son voisin Mahim Ganguli ( Ganda Pada Basu), riche usurier sans pedigree par le faste tapageur des célébrations qu’il organise, Huzur ne lésine pas sur les moyens qu’il n’a pas mettant ses serviteurs dans le désarroi. Il ira jusqu’à hypothéquer les bijoux de sa femme.

Dans l’écrin dépoussiéré du salon, la musique se mue en une célébration magique où le décorum, le lustre miroitant, les miroirs réfléchissants confèrent une somptuosité mystique en total contraste avec l’apathie ou la lassitude mélancolique des scènes domestiques.

 

 

La caméra ondoyante de Sumatra Mitra, directeur de la photographie, procède par cercles concentriques qui
ramènent au fier esthète selon des travellings à la dolly magnétiques d’une extrême langueur magnifiant l’hôte
et venant servir de contrepoint à la construction labyrinthique du film. Depuis la lumière vacillante d’une bougie du lustre, la caméra plonge jusqu’à l’auditoire tandis que le récital égrène ses mélopées langoureuses et les pas de danse vifs de la bayadère. Un miroir mural étire le spectacle dans l’infini de la profondeur de champ.

Le lustre scintillant est le marqueur de la déchéance du rajah. Il oscille en permanence comme une couronne branlante au-dessus de sa tête.

Huzur Biswambhar Roy vit illusoirement dans un passé éternel : celui de ses glorieux ancêtres qui trônent en
effigie dans son salon de musique poussiéreux, dans l’apparat lézardé de son palais en déliquescence. Il reste le serviteur dévoué de ses goûts raffinés alors qu’il dilapide ses caisses. Il végète, se prélasse et étire son grand corps noueux comme un arbre fatigué. Ce faisant, il se complait dans un simulacre de passé glorieux pour sa caste de zamindar sans reconnaître le présent ni anticiper le futur.

Les inondations successives des terres qu’il a reçues en héritage dues aux crues croissantes du fleuve, outre qu’elles vont emporter son fils et sa femme, ont largement empiété sur sa propriété rentable et donc sur le revenu global de son exploitation. Dès lors, il se révèle incapable d’ajuster son mode d’existence onéreux à la mobilité sociale qui s’est fait jour depuis l’indépendance de 1947.


Sauver les apparences dans un faste décadent

Dans Le salon de musique, Satyajit Ray troque la misère endémique de la Trilogie d’Apu pour une misère qui s’efforce de sauver l’apparat et les apparences dans un faste décadent. Huzur Roy s’entête jusqu’à l’acharnement dans son déni de classe et perd tout ce qui compte jusqu’à sa vie dans un dernier galop fringant de désespérance.

Créature pathétique pour qui l’on finit par éprouver une empathie compassionnelle , le mécène déconfit par la mélancolie traîne sa nostalgie qui l’aura conduit à l’absurdité de sa ruine. Le dernier hourra a soufflé sur les toiles d’araignée pour mettre définitivement les lampes du salon de musique en veilleuse.

Le Salon de musique est distribué en salles dans sa nouvelle version restaurée 4K par Les Acacias.

Titre original : Jalsaghar

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