Deux frères, Ian et Terry, s’achètent un voilier qu’ils baptisent « Cassandra’s Dream ». Cassandre n’est pas un choix de nom anodin. Il porte en lui à la fois le rêve, la croyance en un infini de possibilités, et la négation de toute lucidité, de toute capacité à lire correctement dans l’avenir.
Pour Terry, joueur compulsif, Cassandre est le nom d’un chien qui lui a fait remporter son pari lors d’une course. Grâce à ce Cassandre, il est désormais à la tête d’une grosse somme d’argent, lui qui travaille toute la journée dans un garage. Et, quand argent rime avec nouvelles potentialités d’avenir, Cassandre devient un mot porteur d’un sens bénéfique.
Pour Woody Allen, qui a voulu faire un film s’apparentant à la tragédie grecque – décidément, on est bien loin ici des comédies new-yorkaises !, Cassandre est le nom du personnage de la mythologie grecque, fille de Priam et d’Hécube qui, après avoir reçu d’Apollon le don de prédire l’avenir, se refusa à lui. Personne, sous l’ordre d’Apollon, ne crût plus alors aux prédictions de Cassandre. Or, dans cette communauté Cockney du sud de Londres que Woody Allen filme pour la première fois, clôturant par là sa « trilogie londonienne », les rêves soudain suscités par l’argent et ce bateau n’ont pas d’avenir, ils sont pétris d’illusion. Car Terry et Ian n’ont pas su écouter ce que le présent leur soufflait, ils ont été bernés par des rêves voués à devenir d’amères illusions.
Cependant, tout est réuni au début du Rêve de Cassandre pour faire de l’énergie fantastique des deux jeunes frères un incroyable catalyseur, capable de susciter l’adhésion du spectateur à cette croyance enthousiaste en la facilité, en l’évidence du bonheur. À l’argent chanceux du sympathique Terry (Colin Farrell, formidable) s’ajoutent bientôt les projets immobiliers de l’ambitieux Ian – Ewan McGregor, qui se rêve homme d’affaires, et sa nouvelle amie, l’impatiente et talentueuse comédienne Angela.
Dans un rythme rondement mené, les plans s’enchaînent, les répliques fusent, les séquences sont courtes, les choses vont aussi vite qu’une des belles voitures de luxe que Terry emprunte à son garage pour les prêter à son frère. La chance au jeu, les femmes, et surtout l’argent : tout est facile.
L’argent enrichit effectivement ces derniers très rapidement de nouvelles perspectives, et ils ont la sensation de pénétrer, enfin, un monde qui ne sera jamais le leur : celui du luxe. La lumière blanche envahit les plans, leur confère les reflets vifs et la surface parfaitement lisse de l’argent métallique. Le cadrage élargit sans cesse un champ de vision toujours précisément construit, dans un respect absolu des perspectives et de l’équilibre. La musique se fait de plus en plus présente, jusqu’à en devenir obsédante, répétitive.
Pourtant, les accents aussi lancinants que tragiques de la musique de Philipp Glass, réputé pour des partitions dont l’énergie vient enrichir les plans cinématographiques, sont annonciateurs de bien des difficultés à atteindre le bonheur, celui en lequel croient désormais les deux frères.
Car l’argent vient soudain à manquer – endettement immense de Terry, nécessité d’un appui financier solide pour mener à bien ses projets dans le cas d’Ian – et la surface polie se fait soudain rugueuse. Les deux frères, incapables dès lors d’assumer seuls les signes extérieurs de richesse qu’ils avaient peu à peu adoptés, doivent faire appel à un tiers, l’oncle riche et heureux venu d’Amérique. Ce dernier, malheureusement, se révèle lui aussi finalement moins chanceux que les frères aimaient à le croire. En contrepartie de son aide financière, il a effectivement besoin d’eux pour se débarrasser de celui qui cherche à lui nuire.
Le dilemme propre à la tragédie surgit, et le film gagne cette profondeur si caractéristique de la « période » londonienne de Woody Allen. À l’hésitation des deux frères correspond un changement brusque de lumière – plus sombre, et de cadrage – plus resserré, surtout quand il s’agit de filmer le visage angoissé de Terry. Des deux frères, il est le moins ambitieux, le plus honnête sans doute, le plus sincère dans ses rêves, dans sa foi enthousiaste en l’avenir. L’idée de calculer pour être heureux, puis celle de devoir tuer, l’empêchent de dormir, de travailler, et même de jouer. Jamais peut-être le spectateur n’avait autant ressenti ce mal-être, cette profonde angoisse qui saisit celui qui doit tuer un homme pour la première fois, que devant Le rêve de Cassandre. Grâce à la rupture saisissante d’espace et de lumière, aux gestes nerveux de Terry, l’angoisse devient extrêmement palpable. Les scènes de nuit sont plus nombreuses, les couloirs, ruelles et pièces de l’appartement de Terry se font obscurs. Aux ténèbres de la peur s’ajoutent en outre bientôt ceux de la culpabilité.
Dans cette dernière partie, absolument virtuose, le film se fait chef d’œuvre de maîtrise de la dramaturgie. Le réalisateur new-yorkais enrichit le ton tragique du récit en posant sa caméra à une distance toujours suffisamment éloignée des personnages et des situations pour donner à sa mise en scène un recul efficace. Le réalisateur semble regarder tourner ses personnages au fond du puits avec tendresse et compassion, comme un sage s’amuse des erreurs de ses contemporains. La façon dont est raconté Le rêve de Cassandre dans sa deuxième partie rappelle de façon évidente l’écriture des romans russes (Crime et châtiment de Dostoïevski notamment, lien que souligne le réalisateur lui-même). Ian continue de vivre dans l’excitation et la rapidité qui étaient celles du début du film et, n’écoutant que sa soif intime de réussite, en vient à exécuter le pire.
Woody Allen offre au cinéma une de ses plus belles scènes, dans une séquence maritime exceptionnelle tant y est palpable la tension entre les deux frères. On y atteint des sommets d’angoisse, et, lorsque la musique de Glass disparaît, les événements s’enchaînent et plongent le récit dans un précipice tragique. C’est là que réside probablement une des principales qualités du Rêve de Cassandre : savoir se débarrasser quelquefois d’une bande son étouffante, et redonner à la mise en scène époustouflante de Woody Allen toute sa place.