Alexandre Dumas on the rocks.
Pour les cinéphages qui apprécient autant regarder les films qu’essayer de deviner l’envers de leurs décors (la nature des dessous, la questions des sousous dans le monde du cinéma…), il existe grosso modo deux extrêmes. D’un côté, on aurait les films maximalistes et opulents, arrosés grassement par les largesses d’un producteur fou ou berné, perfectionnés in situ (ce sont vos Apocalypse Now, vos Fury Road…). De l’autre, ce serait les films réalisés consciencieusement et prudemment par des cinéastes économes. Dans les meilleurs des cas, les films « prudents » ne souffrent pas des contraintes de leurs budgets. Leur mise en scène efficace n’est pas perçue comme radine, elle est perçue comme exacte, précise, marquée par la patte d’un réalisateur qui sait parfaitement ce qu’il fait. Le maître du suspense lui-même, Alfred Hitchcock, était peut-être le plus célèbre de ces artistes minimumistes. Il espérait ne jamais dépasser les contours ni avoir à écrire dans les marges quand il se lançait dans un tournage. Il visait le shooting ratio le plus bas possible, et s’en sortait très finement avec une moyenne de 3:1 (soit 3 fois plus de matériau tourné que monté dans le master. Pour référence, le shooting ratio d’Apocalypse Now est de 95:1, celui de Fury Road, de 240:1…). Alors, près de 45 ans après sa mort, le réalisateur londonien n’a sûrement pas trouvé un duo d’héritiers dans la paire formée par Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte. Et leur nouveau film, dernière brique de Pathé à empiler sur les autres dans un projet de franchise littéraire, a probablement un shooting ratio beaucoup plus commun à l’industrie que celui d’un Psycho ou d’un Vertigo. Mais Le Comte de Monte-Cristo a bien un aspect minimumiste, pour ne pas dire partisan du moindre effort cinématographique. Certains seront ravis par le cachet mini-sériel de cette fresque, satisfaits qu’elle ne se force pas à justifier sa durée de trois heures avec un trop-plein de chichis. Après tout, Le Comte de Monte-Cristo fait son travail, c’est-à-dire qu’il offre aux professeurs de français de nouveaux extraits à montrer à leurs classes de troisièmes, le dernier cours avant les vacances. D’autres seront déçus que la question ne semble pas avoir été « Comment utiliser le plus totalement ses financements ? » mais « Comment montrer le plus souvent ce qui a coûté le plus cher ? »
Le Comte de Monte-Cristo est avant tout un film d’acteurs. La fanfare de leurs participations est si précieuse que leurs noms, leurs auras de respectabilité, colonisent toute la surface de l’affiche du long-métrage telle une éruption d’acné. À l’écran, le film est comme ajusté par un cahier des charges à hauteur de ces comédiens. Nous avons une très faible variété des plans. Les échelles s’enchaînent et se ressemblent : plan taille, plan poitrine, gros plan, plan taille à nouveau, et ainsi de suite. Tout s’imbrique sans jamais que des compositions de cadres ne viennent nous aider à comprendre l’état d’esprit d’un personnage autrement que par son jeu. C’est simple, à partir du moment où un Pierre Niney, un Bastien Bouillon, une Anaïs Demoustier ou un Laurent Laffitte (ces artistes empilent, à eux quatre, 10 nominations et 3 victoires aux Césars) ouvrent la bouche, on ne descendra jamais au-dessous du plan américain, ce qui paraît contre-intuitif pour un récit qui a souvent été adapté de sorte à multiplier l’emphase fulminante d’un monde injuste (De la version comédie musicale de Jack Murphy et Frank Wildhorn : « I will carry ! Hell to your doorstep !! »).
De même, si on compare Le Comte de Monte-Cristo à ses grands frères de l’an dernier, Les Trois Mousquetaires : D’Artagnan et Milady, on ne peut s’empêcher de se dire que le bât blesse un peu ! Le diptyque de Martin Bourboulon aussi, cherchait à se concentrer sur ce qui a justifié que l’un et l’autre coûtent 36 millions de bonbons chacun. Mais l’approche de ce dernier était plus transversale : le processus de mise en scène ne dépassait parfois pas le stade du projecteur qu’on tourne vers tel ou tel élément de décor au théâtre, c’est vrai, mais au moins, on y voyait bien que tout était onéreux. Salaires de stars, oui, mais aussi décors, repérages, costumes, et cascades (sur ce dernier plan, c’est niet à Monte-Cristo. À part l’ incipit plaisancier en Méditerranée, la question de l’action semble être très loin des préoccupations de cet opus). Le Comte de Monte-Cristo, de fait, est un mammouth de lait, qui paraît tout petit. Le resserrement des images autour des personnages provient sûrement de l’histoire de la collaboration de De La Patellière et Delaporte, née dans le monde du théâtre privé. Seulement voilà, l’effet à l’arrivée est moins celui d’une pièce captée ou d’un esprit de troupe que d’une danse de la victoire. Le Comte de Monte-Cristo paraît être de ces films qu’on a fait seulement parce qu’on le pouvait, comme quand Sony se dépêchait de caster Andrew Garfield pour garder les droits sur les Spider-man.
Sauver quel cinéma français ?
Film d’acteurs en ceci que les performeurs sont constamment centrés dans l’image, quitte à ce que cette dernière respire moins. Films d’acteurs, aussi, en ceci que les comédiens sont invités à s’amuser avec une certaine panoplie de fausses bonnes idées dramatiques : les perruques, le sur-maquillage, et les prothèses. Nous ne referons pas ici toute l’histoire mélodramatique du roman d’Alexandre Dumas. Edmond Dantès (Niney), manipulé et lésé par trois hommes dont un de ses amis proches, croupit dans la prison du Château d’If, jusqu’à ce qu’il s’en échappe et se crée une nouvelle identité. Il compte profiter de celle-ci pour prendre sa revanche sur ses rivaux. Que Niney se déguise, modifie les traits et les attitudes de Dantès afin de devenir le comte éponyme, ou d’autres alias dans sa machination (un vieux curé agitateur, par exemple), c’est compréhensible. La propension aux déguisements fait partie du personnage, elle est un symptôme de sa dépersonnalisation, de la putréfaction morale que produit sur un homme les plus dures des souffrances. Mais Niney est probablement mieux comme argument-massue dans un dossier à l’adresse d’un distributeur, que pour réellement aller au fond du protagoniste. Aussi, il y a quelque chose de distinctement… anti-badin, dans la manière dont l’acteur s’approprie Dantès et ses couvertures. Un peu comme Jim Carrey fait rire en Ace Ventura car il sait ce qui doit rester caricatural et artificiel dans la partition, et comme on devine que Vincent Lindon serait beaucoup moins charmant dans le même rôle. Niney est… sinistre. Au moins, il ne comprend pas que le caractère monomaniaque d’un homme obsédé par la vengeance peut-être sombre et divertissant. Quand Niney ressort son accent british d’une blague du Flambeau (« La voix la moins séduisante du monde », s’esclaffait-il dans le bêtisier) et se glisse dans la peau suintante de Lord Halifax (ici, un personnage grotesque façon Gras-Double dans Austin Powers), l’incertitude laisse carrément place à de la gêne. Nous avons eus envie de fuir vers Pharmakon, court-métrage autrement plus pertinent tourné au Château d’If avec le même Bastien Bouillon.
Nous l’avons réalisé au bout de sa deuxième heure, Le Comte de Monte-Cristo est finalement plus qu’un simple film d’acteurs, il fait partie de ce sous-genre particulièrement pénible qu’est le Johnny Depp movie ! Rappelons-nous. Quand le nom et le visage de l’acteur américain étaient encore largement viables au box-office, plusieurs de ces films, annuellement, venaient hanter les salles obscures, avec leurs affiches cabotines où des personnages hauts en couleur écarquillaient les yeux pour nous faire comprendre ô combien clownesques ils étaient. Il y a une vraie parenté entre les accessoires portés par les acteurs dans Monte-Cristo et la tonne métrique de breloques que Depp a dû annexer à son faciès tout au long de sa carrière. Ça ne s’arrête pas à Niney ! Dans la prothèse de Professeur Foldingue qu’il porte, on croit reconnaître quelque chose du faux crâne dégarni arboré par Depp dans Black Mass. Le maquillage de vieil homme borgne de Bouillon nous fait penser au faux nez de Guy Lapointe dans Yoga Hosers ou aux moustaches du Méchant Loup dans Into The Woods. Celui de Pierfrancesco Favino, aux tics de Charlie Mortdecai ou de Jack Sparrow, autant de béquilles d’acteur très externes qui nous font nous demander si le comédien-fétiche de Tim Burton fut un jour vraiment un bel artiste… Bref, nous y pensons sans doute trop.
Du reste, Le Comte de Monte-Cristo nous surprends, nous ne nous attendions pas exactement à ça. Il perturbe par son approche uniquement orientée vers les dialogues, très factum et verbatim. Il nous fait nous languir de ce qu’il aurait pu être ! Nous le redisons, ce n’est pas un film maximaliste ou opulent, mais, du haut de ses 43 millions de patates de budget, c’est pourtant bien un film arrosé grassement par les largesses de deux producteurs fous, Dimitri Rassam & Jérôme Seydoux. Quel dommage, quitte à avoir une hydre eurovore en face de nous, nous aurions aimé qu’elle crache des flammes. Rassam et Seydoux n’en ont pas fini de « sauver » le cinéma français, plan en drone très Netflixien par plan en drone. Ils jouent au jeu de la production en mode « facile », mais ils n’ont pas l’imagination et l’ingéniosité dans leur discipline qu’avaient l’ambitieux Claude Berri (pourtant apparenté par alliance à Rassam) ou l’infatiguable Sophie Quiedeville, qui a commencé sur La Haine et a continué de se battre par la suite…