Le Château de l’araignée

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Macbeth revisité dans une fantasmagorie hallucinée.

« Le vrai est dans le faux et la vérité naît de l’artifice. » Akira Kurosawa.

Près de 60 ans après sa réalisation, Le Château de l’araignée continue de nous fasciner comme un « cauchemar somnambulique». Il semble toujours exercer ce même envoûtement maléfique, ce même magnétisme ensorceleur sur le spectateur littéralement happé par des images d’une majesté graphique sans équivalence.

Les mirages changeants de l’illusion vus comme autant de sortilèges prémonitoires

Sommes-nous en présence d’une fantasmagorie hallucinée peuplée de mirages changeants ? Le fil d’Ariane de cette féerie des images qui ne lassent pas de subjuguer est aussi ténu qu’un fil arachnéen qui tendrait imperceptiblement sa toile. Arachnéen comme le château du titre. Même la métaphore se file et il s’agit ici de l’araignée, insecte prédateur, industrieux et ingénieux, qui étouffe ses victimes dans l’enchevêtrement inextricable de son tissage.

Ce fil est aussi la ligne conductrice du film, ourdissant les pires desseins qui culminent à la destruction de son suzerain usurpateur. Le film prend un tour fantastique comme si le château de l’araignée était l’antichambre du château des Carpates, la forêt environnante celle d’une Transylvanie imaginaire, le couple nippon machiavélique Macbeth/Lady Macbeth de proches cousins des Borgia.


Dans les pièces dépouillées et ténébreuses de la forteresse aux plafonds bas qui les font paraître démesurées se noue l’entrelacs de machinations diaboliques où tout est prétexte à phénomènes surnaturels. Le commentaire musical emprunte lui aussi au théâtre nô, ponctuant les péripéties du drame qui se trame dans la coulisse. U
ne apparition spectrale à la voix caverneuse dévide l’écheveau de la vie. Rivée à son rouet, elle hante la forêt avoisinant le château de ses prédictions de sibylle.

Cet ouvrage de filage se poursuit sans faille jusqu’au moment où tout le fil qui est aussi celui du récit est déroulé à son tour sur le métier à tisser. Où encore, la forêt, traversée par les intempéries, impénétrable et labyrinthique, bruisse de funestes augures. Où un linceul de brume persistante dissout tout sur son passage… Kurosawa instaure un symbolisme esthétique peuplé d’ectoplasmes.

Le senseï Kurosawa soumet la tragédie shakespearienne aux codes visuels du jidai-geki

Le brouillard diffus du mont Fuji remplace les brumes d’Écosse. Il tient aussi lieu de personnage évanescent à part entière qui annihile les autres, pourtant bien réels, par son effet dissipateur. Ainsi les brumes latentes du début du film finissent par détourer les inquiétants contours du château des passions destructrices.

Dans l’épisode récurrent des prophéties dans la forêt, les fumerolles vaporeuses déroutent les cavaliers qui tournent invariablement sur place selon d’incessants recadrages panoramiques dans un cercle vicieux quasi « démoniaque » ; incapables de retrouver leur chemin, comme pour sceller le sortilège.

Dans une mise en abîme conclusive, le brouillard terminal recouvre la dépouille de l’imposteur criblé de flèches à la fin du film. Et nous voilà transportés dans les subterfuges visuels du senseï Kurosawa, qui subvertit la trame de la tragédie shakespearienne Macbeth aux codes visuels du jidai-geki japonais.

Mû par un perfectionnisme d’airain et en fin stratège meneur au combat qui tient son équipe de tournage et ses figurants dans des intempérances parfois martiales, Kurosawa, en adaptateur volontiers iconoclaste, choisit une période trouble et sujette aux guerres civiles comme lieu mimétique au XVIe siècle élisabéthain : la période de guerres civiles à outrance Sengoku (1467-1568).

 

Dans ce Japon féodal de la longue période Edo, les codes des samouraïs sont allègrement bafoués et les suzerains sont couramment défaits et renversés par leurs vassaux. Les actes de bravoure sont supplantés par les actes de trahison et les retournements d’alliance des factions sont légion, mus par une soif de pouvoir qui semble inextinguible.

Le réalisateur se doit d’adapter le dilemme shakespearien aux croyances japonaises afin de ne pas heurter les susceptibilités des spectateurs nippons, très enracinés dans leurs traditions, et atteindre à une vraisemblance historique dans le même temps. Ainsi, comment incarner à l’écran un mythe totalement désincarné tel qu’une devineresse qui penche entre sorcière et ectoplasme ? Kurosawa en fait une apparition, comme frappée par la foudre, et surexpose sa silhouette dans un halo de lumière blafarde ; marquant son irréalité. Ce qui décuple la portée de ses prophéties.

Le maître pousse aussi le réalisme jusqu’à faire répéter les acteurs dans de véritables armures d’époque pesant jusqu’à 15 kilos et leur faire porter les sabres d’origine. Dans la séquence finale où Washizu/Macbeth est démasqué comme un félon puis acculé et décimé par ses propres troupes dans l’enceinte du château, il fera décocher une véritable volée de flèches drues après lui, sans qu’il en soit prévenu, afin d’obtenir de lui les mimiques d’effroi appropriées à une telle situation.

Une inspiration nô toute en raffinement et cruauté feutrée

Le tour de force du réalisateur est dans cette relecture démystificatrice du drame shakespearien. Pas de théâtre filmé. Des monologues inexistants. Des dialogues acérés et tranchants comme des sabres. La pierre de touche de sa réalisation est dans l’inspiration nô qu’il insuffle à ses décors et certains de ses personnages à la manière d’un Mizoguchi. Au dépouillement extrême des salles du château qui recrée le proscenium théâtral répondent les tensions passionnelles des personnages.

 

 

Lady Macbeth/Asaji est symptomatique de ce dévoiement. Elle est l’instigatrice des crimes perpétrés par Washizu/Macbeth et attise le feu dévorant du pouvoir chez un guerrier qu’elle sait autrement hésitant car intrinsèquement valeureux et inféodé à son seigneur. Kurosawa la dénote volontairement comme un onagata (acteur masculin personnifiant une femme) du nô : elle exhibe un masque impavide de porcelaine qui s’évite le moindre cillement d’yeux. Elle reste prostrée dans les postures maniéristes et compassées du théâtre nô où l’illusion et l’artifice sont la réalité. Les gestes sont affûtés, aiguisés, empreints d’un formalisme austère qui, seuls, trahissent les intentions destructrices et bientôt auto-destructrices. Le masque facial est statique et inexpressif dans le même temps mais il est glacial et décuple la charge de raffinement dans la cruauté.

De même, les prophéties déclamatoires de la pythie qui file le rouet de l’existence semblent réverbérées par la voûte d’une forêt épaisse et fuligineuse. Sa voix est gutturale et androgyne. Ses apparitions spectrales et asexuées. Quant à Washizu/Macbeth, il est plus proche de la tradition kabuki, tout en extraversion paranoïaque et agressivité rentrée qu’il peine à réprimer, engoncé qu’il est dans son armure qui l’entrave comme un carcan et préfigure sa proche déchéance. Au contraire du formalisme nô, le visage grimaçant et outrancièrement expressif dénote paradoxalement un retour de conscience exacerbé par une forme de démence où le spectre de la prophétesse lui apparaît comme le fantôme de sa conscience coupable.

Dans Le Château de l’araignée, Kurosawa enserre l’intrigue shakespearienne de Macbeth autour du couple damné Washizu/Lady Asaji. Les tirades métaphoriques d’une poésie toute incantatoire se métamorphosent comme par enchantement en fulgurances graphiques. L’anamorphose des images libère le chant choral de la parole magiquement évocatrice.

Titre original : Kumonosu Jo

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Durée : 105 mn


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