Jeanne, la cinquantaine, est brisée. Elle a perdu son mari lors d’un naufrage survenu 10 ans plus tôt au large de l’île d’Yeu. Tom, son neveu de 19 ans, lui annonce qu’il va quitter l’île. Jeanne est sous le choc. Le soir-même, un ours est aperçu sur l’île. Sous l’œil de la lune, les insulaires, tous plus hauts en couleur les uns que les autres, partent à sa recherche. Durant une semaine, une quête collective du bonheur revêt des atours magiques et cocasses sur le manque et l’absence grâce à l’éloge des forces de la nature et des humains.
Lorsque Tom, orphelin de mère, annonce à sa tante Jeanne, qui vit retirée du village de l’île d’Yeu, son départ prochain vers Paris pour sa carrière de comédien, la vie de cette femme bascule, comme ce jour tragique du 23 avril 2013 où elle perdit son époux et sa sœur. Les visites de Tom l’apaisaient face à son deuil permanent. Dès lors, une créature, un ours, ou plutôt un être vêtu d’une peau de plantigrade, apparaît la nuit, et les soirs suivants, pendant une semaine de pleine lune. Cette étrange et surprenante manifestation va provoquer des réactions en chaîne auprès de la population des habitants d’Yeu qui, en recherchant la créature, vont bouleverser leurs habitudes, leur morne quotidien (notamment des blind-tests dans le café du coin, les visites lancinantes au cimetière), en nouant des rapports différents et roboratifs qui deviendront autant de résurrections heureuses après une longue période de tristesse et de résilience. Jeanne, sous l’impulsion de l’imminence de la partance de Tom, puis les proches et la nouvelle venue (une allemande) Babette, Emma, Viktor, Oskar, Jan, Suzanne, mèneront une existence neuve.
Derrière le changement existentiel, Le Bonheur est une bête sauvage propose au spectateur une lecture du travail de deuil, d’assumer la sublimation du deuil par la résilience, afin de parvenir à un bonheur via l’acceptation de la disparition. Et ce, par une approche poétique, certes, grâce au merveilleux travail sur la colorimétrie, avec les nuits américaines, les nuances et variations sur le bleu-gris parfois inquiétant, parfois apaisant, les teintes différentes entre le ciel diurne et nocturne, les images que filme Tom et leur réception sur l’écran, telles des toiles offrant des fluctuations colorées et lumineuses sur les différents sites fréquentés par les personnages : la plage, les chemins, la lande, les cieux, les habitations. Une nature en osmose avec les insulaires.
Malheureusement, deux procédés desservent selon nous le propos, la narration, et l’esthétique globale du film : d’interminables scènes filmées floutant l’arrière-plan, et une bande-son trop appuyée. Défauts regrettables à nos yeux et nos oreilles, et qui rendent finalement délicats notre attention et notre empathie vis-à-vis de cette œuvre comme de ses personnages.
Voici, en guise de supplément très intéressant, et pertinent, l’interview du réalisateur menée par notre confrère Jean-Max Méjean :
1)La naïveté du scénario fait-elle partie d’une intention ? Et si oui, laquelle ?
Oui, la naïveté du scénario est volontaire. Elle n’est pas là pour simplifier les choses, mais pour les dire autrement. Le deuil, la perte, l’attente sont des thèmes si lourds qu’on peut les écraser en cherchant trop à les expliquer. J’ai préféré les effleurer, comme on effleure une plaie encore vive. La naïveté ici, c’est une pudeur.
Elle permet aussi une forme de douceur, presque d’innocence, dans un monde qui ne l’est plus. Jeanne continue de croire à des signes, à des retours impossibles. Ce n’est pas de l’ignorance, c’est de la résistance. Elle protège quelque chose en elle, une croyance, un espoir, une lumière. Et moi, en tant que réalisateur, je voulais garder cette lumière-là. Même si elle vacille. Même si elle semble dérisoire.
La naïveté du scénario n’est donc pas un accident, elle est un langage et une intention. Elle ne cherche pas à simplifier le réel, mais à en extraire une vérité plus douce, plus sensible, parfois même plus poignante que celle des faits. À travers elle, j’ai ainsi voulu recréer l’état flottant dans lequel on vit après une disparition : ce moment suspendu où le monde semble continuer sans vous, mais en sourdine.
Ma mise en scène épouse ainsi un regard décalé sur le réel : la nuit américaine devient un motif récurrent, un geste esthétique fort. En tournant en plein jour des scènes censées se dérouler la nuit, nous avons cherché ce glissement d’un monde vers un autre, une nuit fausse mais lumineuse, comme l’illusion que tout pourrait encore revenir. C’est dans cette lumière étrange, ni tout à fait réelle, ni tout à fait rêvée, que vit Jeanne. Elle parle au vent, au silence, aux absents. Elle continue d’attendre ce qui ne reviendra plus. Le récit ne juge pas cette attente, il la célèbre dans sa douceur obstinée. La naïveté du film permet cela : elle ouvre la porte à une forme d’onirisme discret, à des instants où le symbolique affleure. Cette naïveté-là est celle des survivants. Ceux qui continuent à croire un peu, pour ne pas sombrer tout à fait.
2) Le personnage masculin joué par votre fils est-il un peu votre double ?
On me pose souvent la question, et c’est vrai qu’il y a sans doute une part de moi dans ce personnage de Tom interprété par Sacha. Mais ce n’est pas un double au sens strict. Je dirais plutôt que c’est une projection de certaines émotions, de certaines pensées que j’ai eues à un moment de ma vie. Le fait que ce soit mon fils qui l’incarne ajoute une couche de résonance intime car évidemment, je le connais mieux que personne, donc je savais qu’il porterait ça avec justesse. Mais ce n’est pas un autoportrait. C’est un mélange : un peu de moi, un peu de lui, et beaucoup de fiction. Il y a là une forme de résonance troublante, comme si, en dirigeant Sacha, je rejouais à travers lui une part enfouie de mon propre passé. Mais ce n’est pas une reconstitution. Le cinéma n’est pas là pour capturer la réalité brute… il la transforme, il la rêve. Alors non, ce personnage n’est pas moi. Mais peut-être est-il celui que j’aurais pu être, ou celui que j’ai cru être un jour.
3) Quelle est la part autobiographique du film ?
Jeanne a perdu son mari en mer. Elle ne l’a pas vu mourir. Pas de corps, pas de cercueil, pas de dernier regard. Seulement le ressac et le silence. Elle vit désormais avec une absence aussi vaste que l’océan. Une disparition sans contours, une douleur qui flotte. Elle fait semblant de vivre mais au fond, elle attend toujours que la porte s’ouvre, que l’écume lui rende ce qu’elle a pris.
Ce personnage, c’est ma fiction. Mais c’est aussi, en filigrane, mon deuil à moi. Non d’un homme perdu en mer, mais d’une mère restée sur terre, et pourtant tout aussi insaisissable. Ma mère n’est pas partie dans les flots, mais dans un silence dont je ne suis jamais parvenu à sonder la profondeur. Elle était là, et puis elle n’y était plus, tout en continuant de marcher quelque part dans le monde.
Avec Jeanne, j’ai mis en scène ce que je n’arrivais pas à dire autrement. L’attente interminable. Le refus d’accepter. La rage douce des jours qui passent sans réponse. L’acceptation, pour elle comme pour moi, ne surgit pas comme une révélation. C’est une lente usure, une fatigue du chagrin, un abandon progressif des questions sans écho. Ce n’est pas un apaisement. C’est un consentement. Celui de vivre avec le manque, plutôt que contre lui. De faire du vide un lieu habitable. De continuer, non par oubli, mais par nécessité.
Jeanne, ce n’est pas ma mère. Ce n’est pas moi non plus. Mais entre elle et moi, il y a un passage secret, une vibration commune : celle de ceux qui n’ont pas dit adieu, et qui doivent pourtant vivre comme si c’était fait.