Partons de notre déception par rapport à une attente qui était grande. Faire un western aujourdhui est chose rare. Le genre qui est la quintessence du cinéma américain, celui qui a donné, à des générations entières, des chefs-duvre inoubliables, est désormais snobé, boudé, marginalisé. À lheure actuelle, quand les États-Unis ont plus que jamais besoin de repenser leur propre pays (au lieu den pointer dautres comme fautifs), voir que parmi les sorties il y a un western, cela signifie : espérer que quelquun ait entrepris cette difficile tâche de questionner le pays le plus puissant, et pour cela dangereux, de la planète. Parce que le western, il vaut mieux le répéter contre tous lieux communs, na jamais été le chantre de la gloire des États-Unis, mais sa plus pointue, infatigable et tenace critique.
Il est normal alors de sattendre à beaucoup dès que lon voit un cow-boy sur une affiche, dautant plus si son nom est Jesse James, figure ô combien mythique de hors-la-loi dont on ne saurait trouver déquivalents sinon en évoquant le nom de « Billy the Kid ». Ses aventures ont été portées à lécran en 1939 par Henry King, chef-duvre dont la suite, Le Retour de Frank James, a été signée l’année suivante par Fritz Lang. Son nom figure aussi dans la filmographie de Samuel Fuller, Jai tué Jesse James (1949), malheureusement très difficile à voir aujourdhui, mais également dans celle de Nicholas Ray, The True Story of Jesse James (1957), celle de Philip Kaufman (1972) et de tant dautres. Il est la figure de la loi du peuple contre la loi étatique, de la justice sociale contre celle des tribunaux, de la cause prolétaire contre le capitalisme dévorant. Que reste-il de ce personnage dans le film dAndrew Dominik ? Et que reste-t-il du western ?
Déclarons ici sans hésiter que LAssassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford nest pas un western. Il en a lapparence, en emprunte liconographie, les bottes, les chapeaux, les revolvers et les paysages mais ne touche en rien aux questions essentielles que le genre soulève. Indice clair de ce camouflage, le film renonce au ton épique, à laventure, à lépopée, dénominateur commun de tous les westerns, de Ford jusquà Eastwood en passant par Peckinpah. Tout ce qui relève de lhistoire de Jesse, de ses rapts, de ses randonnées, est ici raconté par une voix off qui noie tout espoir daventure. Seule exception, lassaut du train au début du film (le dernier de la bande de James avant la retraite). Ce moment avait dailleurs été déjà si parfaitement mis en scène par King que même Nicholas Ray navait pas osé le changer, faisant un copier/coller au plan près de cette scène dans son film.
Mais alors de quel type de film sagit-il ? Rien dautre que dun drame psychologique, sûrement plus adapté aux salons des « yankees » quaux plaines du Far West. Ses personnages en sont la preuve la plus évidente : Jesse James est réduit à une vedette quelque peu arrogante, une starlette avant son temps avec tous ses caprices (et le choix de Brad Pitt dans ce rôle est significatif et conséquent par rapport à ce quon en dit). Robert Ford qui, ne loublions pas, est le traître par excellence, devient ici un jeune ado imberbe et pleurnichard qui se plaint pendant la plupart du film. Il vit dans ladmiration de son idole et se sent à son égard impuissant. Pendant la première heure et demie, on assiste alors à leurs disputes « conjugales », aux saynètes dintérieur dans lesquelles « Bob » cherche à être lami de Jesse qui se méfie. Dehors cest lhiver, saison peu propice à laventure, et les autres cow-boys nont rien à faire sinon donner une image un peu grotesque deux-mêmes. Le cinéaste peut donc prendre la liberté de sattarder sur les pauvres fils de Jesse, abandonnés par leur père, sur sa femme en pleurs, sur son destin si pénible.
Mais le problème de ce film ne pourra se limiter ni à son scénario mou, ni à lattitude psychologisante vis-à-vis des personnages, qui en essayant de les complexifier les prive de tout intérêt. Ce qui nous semble grave, cest quil renverse toute la portée symbolique de lhistoire de Jesse. En essayant de « comprendre » et d « humaniser » Robert Ford, trouvaille bien à la mode, il brouille la compréhension, fait obstacle à la pensée, pousse à la généralisation et à la banalisation du sens que cette figure avait. Or, Renoir le disait fort bien dans La Règle du jeu (1939) : « Le plus terrible dans ce monde, c’est que chacun à ses raisons » ! Et il se pressait dans son film de montrer que cest vrai seulement en apparence, et que quelques fois il vaut mieux prendre position. Or, surtout dans le mythe (et Jesse en est un) qui a un fonctionnement assez schématique, il est plus que jamais dangereux de brouiller les pistes. Supposer que Bob Ford a ses raisons, cela signifie être bien lâche. Et sil est vrai quaprès le meurtre de Jesse, le film montre Bob dans son regret, on na jamais limpression que ce soit clairement lié au fait quil ait trahi lespoir quil portait
Les bonnes idées étant en grand partie dues aux illustres prédécesseurs (voir la représentation au théâtre du meurtre de Jesse signée Fritz Lang), à ce film ne reste que lambiguë volonté de chercher à comprendre les raisons de « Judas » : nétait-ce pas mieux aujourdhui de chercher à réaffirmer celles de Jesse ?