La Vallée Perdue

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Scénariste et producteur reconnu pour « La Grande Evasion » ou encore la série TV « Shogun », James Clavell pour une de ses rares réalisations nous livrait là un véritable monument du film d’aventure, d’une intelligence rare.

Au XVIIe siècle, l’Europe est ravagée par la guerre de Trente ans. En 1641, tandis qu’il fuit les pillages, les meurtres et la peste, Vogel (Omar Sharif), un homme instruit que l’affrontement entre catholiques et protestants laisse indifférent, découvre une vallée qui semble avoir miraculeusement échappé aux massacres et à la famine. Peu après, un groupe de mercenaires, dirigé par «le Capitaine» (Michael Caine) arrive dans la vallée. Vogel les convainc d’épargner la ville et ses habitants, en retour de quoi ils pourront passer l’hiver dans la région.

La première image du film est un crucifix se divisant en deux pour se transformer en guerriers s’affrontant à l’épée. Cette ouverture donne le ton (en plus de signaler l’influence des films de samouraï sur James Clavell), portée par la musique ténébreuse aux accents médiévaux de John Barry pour bien nous signifier que la religion ne sera ici que source d’affrontements. A l’époque de la sortie du film, les deux principales zones de conflits dans le monde sont l’Irlande du Nord et le Moyen-Orient, où le motif religieux sert de prétexte à d’autres intérêts moins avouables. La Vallée perdue, adapté d’un roman de J.B. Pick, se fait donc l’écho de ce contexte et sous son aspect de film historique et d’aventure, son propos s’avére encore tristement contemporain aujourd’hui.

 

A la tête de ce projet à haut risque, on trouve James Clavell, une des personnalités les plus singulières du cinéma anglais de cette période. Clavell entre dans la catégorie de ces cinéastes baroudeurs à la John Huston, ces hommes qui ont vécu mille et une vies et bourlingué à travers le monde avant d’intégrer le milieu du cinéma. Jeune officier durant la Seconde Guerre Mondiale, il passe de longs mois dans les camps de prisonniers japonais. Cette expérience éveillera son intérêt pour l’Asie et nourrira toute son œuvre à venir. Tout d’abord écrivain, il sera l’auteur de grands succès tel que King Rat (directement inspiré de son expérience de prisonnier de guerre) et surtout Shogun, récit historique narrant la découverte du Japon par un aventurier européen. La série adaptée de ce dernier (avec Richard Chamberlain) et produite par Clavell au début des années 80 remportera un grand succès. Clavell connaîtra une première consécration en 1963 lorsqu’il cosignera le scénario de La Grande Evasion où une nouvelle fois son parcours apportera force et véracité aux situations. Ce petit aperçu montre le goût du réalisateur pour les entreprises aventureuses et complexes qui trouve son aboutissement dans La Vallée Perdue, sa dernière réalisation (au sein d’une filmographie mince mais précieuse) pour le cinéma, film dans lequel il semble avoir le plus donné de lui-même.

Le film aborde une période historique rarement traitée au cinéma : la Guerre de Trente ans. Une ère sombre et sanglante durant laquelle la zone regroupant l’ancien Empire romain germanique a perdu le tiers de sa population. Dès les cauchemardesques premières minutes suivant l’errance du personnage d’Omar Sharif, c’est l’enfer de ce monde barbare et sans espoir qui s’offre à nos yeux. Famines, villages massacrés, viols, charniers de cadavres victimes de la peste, Clavell multiplie les images apocalyptiques montrant l’horreur dont l’Homme est capable. Le contraste est d’autant plus saisissant lorsque l’action s’installe dans la vallée, jardin d’Eden abondant et oublié. Ce contexte paradisiaque n’est pourtant qu’illusion, là encore les mêmes problèmes persistent à une échelle plus réduite. La seule force de régulation demeure l’armée de mercenaires commandée par Michael Caine, installée de force dans la vallée pour l’hiver à l’abris des combats. L’histoire dépeint les tensions dues à la difficile cohabitation entre les soldats et une population rurale totalement dominée par un terrifiant prêtre fanatique incarné par Per Oscarsson. Plusieurs situations révoltantes démontrent la mainmise de celui-ci sur les esprits faibles, l’usage qu’il en fait servant plus à asseoir son emprise mise à mal et assouvir ses penchants sadiques. Ainsi un vieux patriarche définira son rapport avec Omar Sharif tour à tour amical et hostile selon l’humeur du curé. Pire encore, il acceptera d’offrir sa fille en pâture aux soldats concupiscents en échange de l’absolution pour elle. Pourtant, même là, la religion s’avère un instument de pouvoir et de manipulation, le prêtre étant téléguidé par Gruber, véritable maître de la vallée, conforté dans son statut par la piété et la crainte des paysans.

 

Clavell offre des questionnements passionnants sur le rapport à la religion à travers ses deux personnages principaux. Michael Caine trouve un de ses plus grands rôles en soldat cynique revenu de tout et ne croyant plus en rien. Capable des pires écarts de violence, c’est un fou de guerre tout à fait à l’aise dans ce cadre où la force prime. Le scénario et la prestation subtile de Caine l’humanisent pourtant peu à peu en dévoilant légèrement ce passé qui l’a rendu si glacial. Il semble également retrouver une forme de sérénité et de paix spirituelle au contact des gens simples de la vallée et grâce à la romance qu’il entretient avec une des femmes. Partagé entre ses instincts violents et cette quiétude inattendue, le Capitaine (son nom ne sera jamais connu, renforçant le mystère qui l’entoure) s’avère une figure particulièrement fascinante. Omar Sharif quant à lui retrouve avec Vogel un rôle de doux rêveur à la Docteur Jivago, intellectuel au-delà des clivages, perdu dans une époque obscure et dont les certitudes sont ébranlées par la barbarie qui l’entoure. Dans un récit autant imprégné de l’obscurantisme religieux, le fait d’avoir deux héros similaires et totalement différents à la fois donne une tonalité étonnante. Vogel et le Capitaine sont les deux revers d’une même pièce, des hommes brisés qui ont tout perdu mais trouvant des ressources bien différentes pour répondre à leur tourments. Vogel fonctionne constamment dans la fuite et le doute, tandis que le Capitaine affiche une détermination inébranlable dans ses élans meurtriers. Clavell se garde pourtant bien de privilégier une de ces voies, l’attentisme de Vogel et la brutalité du Capitaine leur étant autant bénéfiques que néfastes selon les circonstances. Les échanges entre les deux personnages, leurs rapport au prêtre fanatique constituent des moments d’une profondeur surprenante dans ce type de grand spectacle.

 

La forme est plus qu’à la hauteur du fond passionnant. La photo de John Wilcox offre des vues somptueuses des vallées du Tyrol (deuxième lieu de tournage avec les studios anglais de Shepperton pour les intérieurs), renforçant le côté paradisiaque par des couleurs d’une beauté surnaturelle. Ainsi, l’arrivée de Vogel dans la vallée après les traumatisantes premières minutes est un incroyable moment de grâce, magnifié par la musique de John Barry. Celui-ci délivre une de ses plus puissantes partitions, captant l’essence même du récit avec ces envolées mystiques accompagnant le questionnements spirituel, se faisant bien martial et épique dans l’action et offrant des thèmes intimistes et sentimentaux de toute beauté. Bien que ne disposant pas des moyens des gros films hollywoodiens, les contrées sauvages où se déroule l’action masquent parfaitement l’absence de vrais décors imposants et les batailles sont furieuses et spectaculaires.

Le massacre d’ouverture, la défense du village face à Hansen ou encore le siège d’un château lors du final sont des morceaux de bravoures impressionnants, dotés d’un beau souffle épique et parfaitement mis en scène. C’est paradoxalement dans les moments calmes et moins démonstratifs que Clavell brille le plus. L’éphémère harmonie entre les soldats et les villageois offre un bel apaisement à la furie ambiante (notamment l’amitié entre un enfant soldat et une fillette du village). En retrait de l’action et sans dialogue, cet aparté parvient à émouvoir en quelques courtes scènes, tout en regards et gestes tendres. S’il y a un avenir possible à cet enfer, c’est par ceux-là qu’il doit passer, semble nous dire le réalisateur. Pas de retour possible pour les adultes qui ne dévieront par de leur destin lors d’une conclusion poignante dans une forêt brumeuse au petit matin. Le Capitaine paiera le prix fort pour son goût du combat, Vogel fuira vers de meilleurs auspices tandis que les habitants de la vallée retourneront à leur autarcie désormais précaire.

Grand spectacle puissant et complexe, La Vallée perdue fait partie de ses chefs-d’œuvre tombés dans l’oubli à réhabiliter d’urgence.

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