La Tour des ambitieux

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L’éclectique Robert Wise signe sur le monde de l’entreprise un film surprenant et visionnaire, qui se distingue notamment par son interprétation.

Étonnante carrière que celle de Robert Wise, mort en 2005 à l’âge de 91 ans. Rarement Hollywood a accueilli des réalisateurs aussi éclectiques. Après des débuts comme monteur – à son actif, rien de moins que Citizen Kane (Orson Welles, 1941) -, le voilà à enchaîner polars et fables de science-fiction, films d’horreur et drames amoureux, westerns et comédies musicales. C’est ce dernier genre qui lui vaut une consécration académique : West Side Story (co-réalisé avec Jerome Robbins, 1961) et La Mélodie du bonheur (1965) rafleront les Oscars principaux. Ainsi, plus encore que Kubrick, Wise a touché à tous les genres, ou presque. Il les a certes rarement transcendés ou subvertis, de même est-il difficile de discerner une cohérence thématique ou visuelle entre ses quarante longs métrages, mais une qualité de facture à peu près constante, un même respect du spectateur courent à travers son œuvre. Et ce n’est pas cette Tour des ambitieux (Executive Suite, 1954) relativement méconnue qui viendra contredire cette réputation flatteuse.

Formellement élégant mais discret – comme sait généralement l’être la mise en scène de Wise -, La Tour des ambitieux surprend néanmoins par sa scène d’ouverture. Une succession de plans-séquence en vue subjective, fluides, virtuoses, nous fait arpenter couloirs et ascenseurs d’un gratte-ciel jusqu’à aboutir en pleine rue. Formaliste et documentaire à la fois, cette introduction est le moment fort du film, au même titre que ses palpitantes quinze dernières minutes. Une subite contre-plongée accompagnée d’un vacillement de la caméra clôture la séquence : l’homme dont nous accompagnions jusque-là le regard vient de succomber à une crise cardiaque. Il s’agissait du président de la puissante Tredway Corporation, qui après avoir trôné au sommet de son gratte-ciel meurt au milieu du commun des mortels, comme si le fait d’être descendu de son Olympe l’avait rendu à sa condition d’homme parmi les autres. Après avoir effleuré la métaphore mythologique, le récit devient beaucoup plus prosaïque. La mort de Tredway laisse ses collaborateurs désemparés. La lutte pour la succession est ouverte. Ce sera l’enjeu narratif du film, qui en profite pour peindre le monde de l’entreprise américaine dans les années 1950 et la confrontation de plusieurs mentalités, toutes évidemment marquées par la même idéologie capitaliste – le Mal, hors champ, étant incarné par le communisme, dont il ne fait nul doute que le spectre hante les consciences en cette période de Guerre froide, quand bien même le film n’explicite pas cette dimension.

En décrivant les tempéraments des candidats à la succession, La Tour des ambitieux brosse un portrait assez riche du monde de l’entreprise, non dépourvu d’actualité pour peu que l’on prête attention aux motivations des uns et des autres. Shaw, le favori, est avant tout préoccupé de rentabilité ; la quantité des ventes prime sur la qualité des produits. On savoure la prémonition, car c’est bien cette mentalité qui l’a emporté dans l’actuelle société d’hyperconsommation, jusque dans le milieu du cinéma – les majors d’Hollywood ne sont-elles pas aujourd’hui entre les mains des financiers, et n’obéissent-elles pas, par frilosité autant que par cupidité, à ce précepte quantitatif où le matraquage du public se substitue trop souvent à une vraie recherche plastique et scénaristique ?

Face à Shaw, le vice-président ne se sent pas la carrure pour briguer le poste et, au sein d’une cohorte d’autres personnages cyniques ou opportunistes, sa sympathie va à Walling, ingénieur à la fois idéaliste et à forte personnalité, interprété par un William Holden dont il s’agit là, quatre ans après Boulevard du Crépuscule (Billy Wilder, 1950), d’un des plus beaux rôles. Manœuvres et machinations font basculer le vote d’un côté puis de l’autre. Contre l’attente du spectateur, et surtout contre le sens de l’histoire, c’est Walling qui finit par l’emporter, au terme de séances en huis clos filmées sans roublardise, mais avec une simplicité qui en souligne la tension et met en valeur le discours final de Walling. Ce discours apparaît en quelque sorte comme le « message » du film, célébrant l’amour du travail bien fait, le respect des consommateurs, des salariés et du travail de chacun – bref, il s’agit d’une plaidoirie en faveur d’une certaine conception généreuse et paternaliste du monde du travail, certes cantonnée au cadre idéologique déjà évoqué plus haut, mais profondément humaniste et, au fond, suffisamment vague pour susciter l’approbation de presque n’importe quel spectateur.

Il manque donc, vu d’aujourd’hui, un rien de richesse dialectique, de complexité et d’audace à cette réflexion sur les rouages de l’entreprise, faite avant tout d’individus que leur intégration dans un système plus vaste qu’eux transforme plus ou moins – toute la subtilité résidant dans ce « plus ou moins ». À défaut d’analyser les ambiguïtés morales et psychologiques, voire les perversions découlant d’une telle structure pour peu qu’elle confine à la vampirisation de ses membres (ce qui est à peu près inéluctable dans les milieux dirigeants), le film parvient à tirer un assez bon parti émotionnel de sa gamme de personnages, en particulier grâce à l’évocation de leur vie hors de l’entreprise, auprès de leurs femmes, voire de leurs maîtresses. En une époque assurément encore plus sexiste que la nôtre, un mérite de La Tour des ambitieux est de ne pas sacrifier ses personnages féminins, bien au contraire. June Allyson, Shelley Winters, Barbara Stanwyck (mention spéciale à son rôle de veuve transie) livrent des interprétations qui à soixante ans de distance restent sans doute un des plus beaux atouts du film, davantage que son discours en fin de compte trop idéaliste. C’est donc en grande partie pour ses actrices, ainsi que pour sa radioscopie sociale et humaine, que l’on verra ou reverra avec plaisir cette Tour des ambitieux.

Titre original : Executive Suite

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Durée : 104 mn


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