Par une mise en scène proche de l’épure – qui ne va pas sans évoquer par instant le modèle du genre, Thérèse (1996) d’Alain Cavalier – La Religieuse se propose à la fois comme dénonciation de la tutelle que certaines personnes, même et surtout de nos jours, peuvent décider sur autrui, jusqu’à leur imposer un mode de vie et une soumission (les exemples abondent et pas seulement en Occident) ; mais aussi comme une réflexion sur la foi. En effet, en regardant vivre ces femmes dans un couvent, avec leurs mœurs et leurs coutumes, leurs pratiques, on se sent un peu non pas voyeurs, mais quasi ethnologues puisqu’il s’agit ici d’une approche sans pudeur et sans jugement de personnes possédées par la religion pour des raisons mystérieuses, un peu comme dans le magnifique film de Cristian Mungiu, Au-delà des collines (2012). La foi est un sentiment étrange et Guillaume Nicloux, même si on le sent révolté par certaines pratiques, ne met nullement en cause les choix de ces religieuses surtout lorsqu’elles semblent libres et non pas condamnées à la cellule comme Suzanne Simonin. Contrairement au livre de Diderot, la religieuse n’est pas ici une fille passive et résignée, mais une femme qui lutte pour sa liberté – c’est assez exemplaire. Imaginons un seul instant qu’il s’agisse d’un couvent à l’ambiance janséniste, même bien après que Louis XIV eut fait détruire l’abbaye de Port-Royal, et il fallait donc bien du cran à une jeune fille qui vient de prononcer ses vœux de résister et surtout de s’enfuir de ce qu’elle considère comme un enfer.
La vie à l’extérieur ne sera sans doute pas pavée de roses, mais Suzanne veut vivre dans le monde, se réaliser. Qui sait si elle n’aurait pas pu le faire dans un ordre plus séculier si cela avait été possible : il ne s’agit ici nullement de négation de la religion, mais d’un vrai film anticlérical, dans la droite ligne de la philosophie des Lumières, et plus exactement de Diderot. « En pleine révélation punk et anarchiste, confie Guillaume Nicloux dans le dossier de presse, je me suis mis à dévorer les livres et parmi eux La Religieuse que j’ai reçu de façon très violente dans ma révolte et le foisonnement de questions que je me posais. Ce livre ne m’a jamais quitté et a laissé une marque indélébile en moi. » Cette révolte à lire le récit d’une femme qu’on empêche de vivre la vie qu’elle désire est celle de la jeunesse puisque Guillaume Nicloux ajoute que le livre de Diderot a fait s’étrangler de rage sa propre fille de quinze ans.
Ponctué de scènes magnifique tournées dans un cloître en Allemagne (car les cloîtres qu’il avait découverts en France ne lui ont pas délivré de permis de tournage dès lors que les responsables surent que c’était pour y tourner La Religieuse), éclairé à la lueur des bougies comme Barry Lyndon (1975) de Stanley Kubrick, le film va chercher ce qu’il y a de meilleur chez ses interprètes, notamment quatre femmes et, déjà, Suzanne Simonin, incarnée à la perfection par Pauline Étienne que Guillaume Nicloux a découverte : « Je l’ai vue entrer dans la pièce et elle s’est imposée comme une évidence ». Les trois autres actrices sont parfaites, chacune dans des genres différents, et incarnent toutes une des facettes de la vie monacale. Françoise Lebrun, que le réalisateur a choisie en raison de La Maman et la putain (1973) de Jean Eustache, incarne une mère supérieure pleine de bonté et d’empathie envers Suzanne puisqu’elle l’aidera à quitter le couvent. Inattendue, avec des dents pourries et sans maquillage, la plus belle actrice de sa génération, Louise Bourgoin, campe une mère supérieure sadique et autoritaire, mais à son corps défendant, presque apeurée d’être suivie avec autant de zèle par les autres religieuses dans sa tyrannie. Enfin, la toujours impeccable Isabelle Huppert est quant à elle une mère supérieure portée aux limites de la folie (et de la transe religieuse qui lui est si proche) à cause de l’amour désespéré qu’elle voue à Suzanne. Lorsqu’elle échappera à ce petit monde étriqué et figé, Suzanne le fera parce que le prêtre confesseur qui la visite lui en donnera la force et la possibilité en lui disant que « le monde a besoin de gens comme elle ». Mais est-ce suffisant pour trouver après sa place par soi-même dans le monde ? Il n’est pas sûr que le livre de Diderot ait ici dit son dernier mot…