La Prisonnière du désert

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Patience, démesure et écriture inspirée. Ford filme les quêtes, il rédige des certificats de bonheur et on verse des larmes. Grand film, grande vie, grand souvenir. Tout est dit dans ces métrages de pellicule. La vie ne sera plus jamais comme avant.

Il existe une énigme dans l’œuvre fordienne qui fut régulièrement soulevée et jamais résolue, tant le comportement étrange du cinéaste peut nous laisser parfois sceptique. Doublé du syndrome Jekyll & Hyde, Ford peut commettre des maladresses impressionnantes (Mogambo, avec sa vision colonialiste d’une Afrique exotique), et des œuvres teintées d’un humanisme irréprochable (Les Cheyennes). Au fil des ans, Ford est devenu un homme tranquille, qui s’est mis volontairement en dehors de la route semée d’étoile tracée par Hollywood. Déçu par ses contemporains, blessé dans son amour-propre, le cinéaste bougon refuse de voir la réalité en face, et s’enferme dans une solitude désarmante où l’alcoolisme ne tardera pas à le rejoindre. Ford n’a jamais compris l’intérêt d’une guerre, n’a jamais participé aux mouvements anti-indiens (« Soyons juste. Nous les avons mal traités. C’est une véritable tache dans notre histoire. Nous les avons roulés, volés, tués, assassinés, massacrés, et, si parfois, ils tuaient un homme blanc, on leur expédiait l’armée »), et rejette cette Amérique médiocre, puritaine et submergée par les lois des médias. Et, comme tout romantique abandonné, Ford réglera finalement ses comptes avec quelques hérauts de la chienlit.

En 1956, Ford réalise une œuvre pessimiste, réaliste et idéaliste, pour administrer une claque à son public. Grand personnage d’origine irlandaise, il fait partie de « ce petit groupe de cinéastes américains qui n’ont jamais changé avec les années. Rien n’a pu entamer leurs convictions. Durant l’âge d’or du muet, ils étaient les maîtres à bord ; ils n’ont pas perdu leur liberté », dixit le cinéaste/monteur Robert Parrish. Plus loin, Martin Scorsese le clame haut et fort « C’est le plus grand film de l’histoire du cinéma américain ». Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon ont fait mieux : ils ont choisi pour illustrer la couverture de leur « 50 ans de cinéma américain », l’ultime plan du film qui voit John Wayne, de dos, s’éloigner pour aller rejoindre ce qui sera peut-être son destin.

La Prisonnière du désert raconte la quête d’Ethan. Celui-ci revient, on ne sait d’où, chez son frère. Au cours d’un raid commanche, le frère et toute sa famille sont massacrés ; ne reste que la fille cadette, Debbie. Pendant des années, Ethan et Martin pourchassent Scar, le chef indien. Ils apprennent que Debbie est vivante. Ethan pense alors à la tuer, car après ces années, devenue indienne, elle serait irrécupérable. Martin refuse cette solution. Ils la retrouvent, mais la rencontre se transforme en massacre. Ethan parvient à scalper Scar, et conduit Debbie dans une famille amie qui l’accueille. Il repart ensuite, seul, on ne sait où.

Ethan et Martin (Jeffrey Hunter) sont deux êtres diamétralement opposés. L’un est irrascible et ambigu, l’autre est courageux mais désordonné. Leur opposition sera violente mais nécessaire. En ramenant Debbie, Ethan sait pertinemment qu’il ne pourra pas rester avec elle. Il a appris tout au long de cette quête initiatique, qu’il était fautif dans tous les sens du terme. C’est parce qu’il s’est exclu du groupe (la famille), qu’il ne peut qu’errer dans la vie.

Thématique saugrenue dans la filmographie de Ford, qui ne cache pas son antipathie pour Ethan. Pour une fois, le héros fordien, incarné habituellement par John Wayne, n’est plus le digne représentant de la nation américaine. Il n’a plus ces convictions, ces valeurs familiales et religieuses que John Ford aimait tant exalter (voir dans Les Raisins de la colère ou bien dans Vers son destin).

Cette nouveauté, cette configuration scénaristique séduisit la critique et dérouta le public. Wayne, personnage ultranationaliste dans la vie, joua pour la première fois avec une sincérité déconcertante. Jeffrey Hunter, partisan d’une gauche démocratique, usa de son charisme auprès de Ford pour malmener légèrement le personnage d’Ethan. Le résultat est explosif. C’est le milieu des années 50, et le monde change. L’Amérique croule sous des idées progressistes qui vont balayer les vieillards des décennies passées. Ford, l’un de ces borgnes misanthropes, sait que le vent était en train de tourner, et finit par se pencher du côté de ses ennemis démocrates. Le film, en cela, est merveilleux.

La mise en scène, par exemple, est un modèle de sobriété. Usant de flashbacks poétiques, de procédés narratifs assez simples mais rarement utilisés dans le cinéma américain des années 50 (la lecture d’une lettre peut ouvrir une séquence), Ford dilate le temps et profite du soleil californien pour apaiser nos sens. Les personnages prennent du poids, chantent à tue-tête, parcourent les allées sans broncher et se bagarrent de temps en temps. Voir le quotidien évoluer dans un film de Ford, c’est assister à une théâtralité exquise des sentiments. Plusieurs exemples peuvent émouvoir. De cette belle-sœur caressant la veste d’Ethan, symbole d’un non-dit amoureux, de ce regard triste et vide à la fois du même Ethan en direction de la maison en flamme de son frère, de ce plan large où la silhouette de Natalie Wood grandit progressivement jusqu’à s’emparer du cadre, et surtout de cette séquence où John Wayne soulève sa nièce en lui clamant ces quelques mots : « Let’s go home Debbie ». Oui, il y a du lyrisme, du panache et des sentiments, chez ce réalisateur qui s’obstina à se présenter comme étant un simple réalisateur de westerns.

The Searchers reste avant tout un beau livre d’histoire. De belles images, de belles reconstitutions soignées, et des héros au grand cœur. L’Ouest de la fin du 19e siècle regorgeait de ces bandits romantiques, de ces diligences fantastiques et de ces pépites passionnantes. De ce décor abrupt, John Ford, le borgne bourru d’Hollywood, en tira une œuvre mystérieuse, planante et somptueusement radicale. Dans La Prisonnière du désert, le Bien et le Mal se croisent, se déchirent et s’aiment. Ce sera donc son chant du cygne. Et cela se voit, cela s’entend dans ce troublant texte de la ballade finale, qui demeure la plus belle définition de l’esprit cinéphile trouvée dans un film :  » L’homme s’en va à la recherche de son âme, il cherchera loin, très loin, la paix de son coeur, il la trouvera, mais où Seigneur ? Seigneur, où donc, en s’éloignant, au loin « .

Titre original : The Searchers

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Durée : 119 mn


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