Les dents de la mer…

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… ou du massacre aquatique comme entrée dans le post-modernisme.

Les machoires du gigantesque Carchardon carcharias de Spielberg se sont ouvertes et refermées depuis plus de 30 ans sur le cinéma à grand spectacle, faisant du réalisateur américain le grand pourvoyeur de rêves et de cauchemars de l’industrie cinématographique de la fin du XXe siècle. Son squale dévore les baigneurs d’Amity Island, le cinéaste engloutit les dollars et fait entrer le cinéma dans l’ère des blockbusters et des sequels (Jaws II, III, IV…). Il y a désormais un avant et un après les attaques du grand blanc, ce film marque une véritable rupture dans l’histoire du cinéma. Il est l’occasion pour Spielberg d’effectuer une double mise à mort, celle d’une société américaine post-hippie (comme le Boorman de Delivrance), et d’un cinéma américain conciliant grand spectacle et humanisme (songeons au Capra de La vie est belle). Plus la créature sera monstrueuse, plus il y aura de sang, et plus il y aura de billets verts. Le filon trouvé, il s’agit de l’exploiter au maximum.

Une scène est particulièrement révélatrice des enjeux de ce film : celle où nous voyons mourir la deuxième victime du requin, le jeune Alex, sous les yeux impuissants du chef Brody. C’est là que les habitants de la station balnéaire prennent conscience de la présence de la bête, c’est là que les spectateurs la voient véritablement à l’oeuvre. Spielberg construit une scène de terreur magistrale, réussissant à créer un véritable traumatisme dans cette petite communauté, image de la société américaine, et à faire surgir l’angoisse, à provoquer un choc cinématographique chez le spectateur.

Utiliser le son pour démarquer et signifier

Cette séquence distingue deux espaces que tout sépare, l’océan et la plage. La plage est l’espace des vacanciers, des Hommes, tandis que l’océan est celui du requin, de la nature sauvage. Toute la séquence s’organise entre un va et vient des personnages d’un espace à l’autre, d’un monde ordonné et rassurant vers un monde « brut » et angoissant. Le son est l’élément qui opère la distinction entre ces deux univers : la plage est bruyante, avec des bruits de baignade, les paroles des vacanciers, et une musique pop en fond sonore, plutôt gaie et rassurante. À l’inverse, l’ océan se distingue par ses bruits de clapots, de vagues s’échouant sur la plage : si le tube FM s’entend lors de quelques plans aquatiques, il cesse dès qu’ Alex, la future victime, plonge dans l’eau. La nature est cruelle, la société est là pour protéger les Hommes, l’idéologie écologique du retour à la nature des années 70 n’est qu’un leurre.

 

Et la société n’est pas un rempart absolu, elle est fragile et menacée : une fois que l’attaque a eu lieu, la plage, où les bruits étaient « ordonnés » et policés, devient un lieu de brouhaha sonore où il est difficile de percevoir ce qui se dit. La séquence se termine par un silence pesant et angoissant : les bruits des vagues et des oiseaux lors du dernier plan, qui accompagnent l’ insert sur la bouée ensanglantée, montrent que le vainqueur dans cet affrontement nature/société est bel et bien la nature sauvage.

Le son fait même partie du rituel de mise à mort. 3 coups se font entendre : c’est le début du spectacle, la fin de l’illusion d’ être en sécurité, le danger de la nature surgit. C’est à ce moment que le 1er indice sur la menace apparaît (insert sur le morceau de bois et disparition du chien), c’est à ce moment que la musique rassurante cesse sur la plage et qu’une musique bien plus angoissante débutte sous la mer. Le thème de John Williams (Fa et Fa dièse, les notes répétées en crescendo), que le spectateur du film connaît depuis le début, est la marque de la présence du requin, le crescendo mime le déplacement du squale et son rapprochement de la victime. Les bruits aquatiques sont amplifiés dans le silence, ils tranchent avec l’agitation sonore de la plage. Un sifflement se fait entendre, il sert à accentuer l’horreur de la mort d’ Alex comme à appuyer le désarroi du chef Brody, conscient de son impuissance. Bruits, sons et musique sont essentiels dans la réussite « traumatique » de cette séquence, également terrifiante par l’ impuissance de la société à empêcher cet accident.

Une mort inéluctable

La mort d’ Alex est encore plus effrayante en ceci qu’elle apparaît comme résultant de l’aveuglement des citoyens d’ Amity comme de l’impuissance du représentant de l’ordre. La communauté est fautive, car les autorités n’ont pas pris au sérieux les alertes de Brody, et les flots de touristes et de vacanciers ont débarqué sur les plages. C’est un échantillon de la société américaine qui est représenté, de l’obèse à la personne âgée, des jeunes insouciants au contribuable mécontent. Ils ne cessent de passer devant Martin et d’obstruer sa vision, le passage des silhouettes servent de raccord entre les plans. La société est responsable de la mort d’Alex.

Sa mort est le symbole de la fin de l’innocence, de la naïveté : l’Amérique est en crise dans les années 70, et pour Spielberg tout le monde est coupable, les citoyens comme les représentants de l’ordre. Les autorités sont responsables de la participation à la guerre du Vietnam comme du scandale du Watergate, et les citoyens de leur égoisme et naïveté. Le contribuable se plaint égoïstement, les vacanciers s’amusent à lancer de fausses pistes à Brody, que ce soit par les cris de la jeune fille soulevée par un jeune homme ou par le bonnet de bain ressemblant à un aileron.

Spielberg est un homme très imprégné de religion, son film E.T. le confirme (il reprend la trame des évangiles, soit un être venu pour notre salut qui souffre et meurt à cause des hommes, et qui finit par remonter au ciel). Le requin est ainsi une sorte d’ange exterminateur chargé d’appliquer la justice divine, et Alex est l’agneau sacrifié pour expier les péchés des Hommes. Le requin est d’ailleurs tout au début du film qu’une présence quasi surnaturelle, que le spectateur ne voit pas mais devine, qu’il ne peut qu’accepter, tel un acte de foi. Cette communauté de pécheurs est d’autant plus responsable que celui chargé de veiller sur elle est également coupable.

Martin Brody est le responsable de la sécurité, c’est le shérif local. Il sait qu’il y a un danger, mais personne ne le croit. Il est donc le seul qui peut éviter la mort d’ Alex. Sa responsabilité est engagée dès le premier plan, où suite à l’autorisation reçue de sa mère, Alex va chercher sa bouée : la caméra suit par un travelling le déplacement de l’ enfant, dont la dispartition du champ coïncide avec l’apparition de Martin à l’image. Les deux personnages ont un destin commun.

 

 

Martin guette la mer durant toute la séquence, le visage bien inscrit dans la fixité du cadre, ne se laissant distraire ni par l’intervention de son ami ni par celle du vieux baigneur : quand ces deux derniers bloquent sa vision, il n’hésite pas à rompre la fixité du cadre afin de rester vigilant. Un Panoramique ascendant, un personnage renvoyé hors-champ, la caméra recadre alors Martin, rien ne peut le distraire de sa mission.

Mais, appartenant lui aussi à la communauté des pécheurs, il faute à son tour : il accepte le massage de sa femme, son regard n’est plus alors hors du cadre, en direction de la mer, mais au contraire dans le cadre, vers sa femme. Il accepte l’intrusion d’une Ève tentatrice : sa femme se rapproche de lui par un léger panoramique qui rompt la rigidité que s’était imposé Martin. Cet abandon aux délices du massage sonne le glas d’ Alex, c’est lors de ce plan que sonnent les trois coups : Martin, dernier rempart de la communauté, a lui aussi fauté, un innocent va en payer le prix.

Une prise de conscience nécessaire

Cette séquence est capitale dans le film, car c’est par elle que se détermine le reste de l’histoire. Suite à sa faute, Martin Brody est obligé d’agir et d’affronter le monstre pour obtenir sa rédemption (la mère d’ Alex le désigne dans la séquence suivante comme le seul responsable) et celle de la communauté, obligé d’ accepter ce qu’elle refusait de voir : la menace est là, fermer les yeux conduit à l’horreur. La société américaine doit accepter la fin de l’innocence et faire un état des lieux sur son dysfonctionnement (réel au mitan des années 70). Le cinéma sort profondément transformé de cette mise à mort : utilisation massive d’effets visuels et sonores pour terrifier le spectateur (hectolitres de sang, musique surpuissante), recherche du héros expiatoire, références multiples (hommage à Hitchcock, notamment à la scène de douche de Psychose), c’est là les éléments de naissance du cinéma post-moderne des années 80. L’efficacité de la séquence se mesure aussi à la persistance, plus de 30 ans après la sortie du film, du syndrome « dents de la mer » chez de nombreux baigneurs, de la peur vis-à-vis du bleu profond et de ce qu’il cache.

Titre original : Jaws

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Durée : 124 mn


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