Contrairement à cette trop répandue idée reçue, les meilleures adaptations sont rarement celles fidèles à la virgule près à l’œuvre originale mais bien celles qui parviennent aussi et surtout à en capturer l’esprit et l’essence profonde. The French Lieutenant’s Woman en montre un exemple assez magistral par la grâce d’un travail collectif brillant magnifiant l’écrit. L’exercice de style littéraire est ici idéalement transposé à l’écran avec une mise en abyme repensée pour le cinéma tout en prolongeant les expérimentations narratives de l’écrit. Au départ nous avons donc un roman singulier signé John Fowles, Sarah et le Lieutenant français, paru en 1969. L’auteur mêlait grande histoire d’amour romanesque dans le style le plus flamboyant du genre, description cruelle et tragique des entraves sociales et morales du XIXe siècle (où plane l’ombre de Thomas Hardy, modèle avoué de Fowles) et exercice de style narratif où Fowles commente les évènements et interpelle à plusieurs reprises le lecteur jusqu’à cette chute insensée où il lui laisse le choix parmi trois fins différentes, de la plus romantique à la plus sombre. Si le livre avait un vrai potentiel filmique, transposer les audaces de John Fowles relevait du casse-tête.
Plusieurs réalisateurs baisseront les bras face au défi de l’entreprise et ainsi Milos Forman, Fred Zinnemann ou encore Sidney Lumet seront envisagés pour diriger une adaptation. Au casting seront évoqués Robert Redford et Richard Chamberlain en Smithson et pour Sarah, Gemma Jones, Francesca Annis et Helen Mirren, cette dernière ayant la préférence de Fowles. Tout se résout avec l’arrivée de Harold Pinter qui de son propre aveu signe là un de ses meilleurs scripts, en étroite collaboration avec John Fowles et Karel Reisz. Tous trois confèrent une tonalité plus cinématographique à l’histoire et par des trahisons osées rendent finalement un superbe hommage au livre et à ses expérimentations. La scène d’ouverture donne le ton, nous sommes en plein tournage de film en extérieur où Meryl Streep prend ses marques. Le réalisateur crie « Action« , la caméra s’élève, les éléments contemporains s’estompent et nous suivons alors notre héroïne toute de noir vêtue s’avancer sous les flots vers la jetée dans l’attente de son amant disparu. Le film prend ainsi le parti d’une double narration, l’une classique et adaptant fidèlement le livre tandis que l’autre nous plonge dans l’histoire d’amour entre les deux acteurs principaux prolongeant l’interdit de leur relation à l’écran par une liaison sur le plateau. L’idée est brillante et efface tout ce qui aurait pu paraître lourd dans une adaptation plus littérale. L’ironie des commentaires de Fowles qui aurait nécessité grand usage d’une voix off créant irrémédiablement une distance avec le spectateur naît maintenant du décalage entre les époques. Le plus bel exemple est la discussion amusée des deux acteurs se documentant sur la pratique élevée de la prostitution à Londres au XIXe siècle, ce qui apporte un degré d’information supplémentaire lors de la scène autrement plus tragique dans la partie d’époque où Meryl Streep évoque ce sort peu enviable qui l’attend si elle se rend à Londres sans la moindre ressource.
Cette mise en abyme crée également des passerelles inattendues et des sentiments contradictoires lorsqu’on passe de l’un à l’autre des récits. La partie classique s’orne du plus bel écrin romantique (flamboyante scène de coup de foudre) bien que feutrée avec la magnifique photo de Freddie Francis, la reconstitution est magnifique et Karel Reisz aligne les compositions de plan les plus somptueuses. Rien de cette recherche picturale dans l’autre partie plus simple et terre à terre dans sa mise en scène volontairement sans éclats. Ce choix se fait à l’image de la teneur des émotions exprimées dans chacune des directions. Constamment épiés et jugés dans la société victorienne inquisitrice du XIXe siècle, Sarah et Charles sont brûlants d’amour et de désir par la grâce d’un simple geste, regard ou parole quand dans des situations plus intimes un véritable fossé semble séparer les acteurs (Meryl Streep qui chuchote David dans son sommeil…).
La distance se crée donc par ce décalage, la première étreinte d’une incroyable intensité du passé répondant à la langueur détachée du présent, la grande romance tragique impossible se substituant à une coucherie finalement banale entre adultes consentants. Jeremy Irons et Meryl Streep (qui n’a jamais été aussi belle) sont fabuleux dans ce double registre, elle figure sacrificielle touchante puis froide et égoïste, lui tout en hésitation et en retenue puis manifestant grossièrement son désir. La boucle est bouclée par cette sublime conclusion où les auteurs osent reprendre le principe de la fin multiple (les trois fins du livre dont une rêvée étant réduites à deux ici). Les va-et-vient passé/présent se font plus saccadés dans les derniers instants, le spectateur comme les personnages finissant par se perdre dans ce chassé-croisé, à l’image de Jeremy Irons abandonné qui crie « Sarah! » lorsque Meryl Streep lui échappe, alors que c’est son prénom au sein du film qu’ils tournent.
Tout pourrait se confondre mais Reisz et Pinter font le choix d’accorder une perspective ténue de bonheur à ceux qui le méritent dans une dernière scène au montage alterné cruel et touchant à la fois. Quant au principe du film, il fera des émules quelques années plus tard avec le réussi Tournage dans un jardin anglais (2006) de Michael Winterbottom qui mêlera adaptation de Tristram Shandy (1759-1767) de Laurence Sterne et film dans le film dans une veine plus satirique.