La couleur pourpre
La Féline de Jacques Tourneur jouait sur une connotation vaguement sombre à l’évocation, bien que sommaire, des origines serbes d’Irena et de la légende de son village. Paul Schrader quant à lui s’attarde longuement sur l’origine des cat people. Convoquant une mythologie païenne presque intemporelle, il imagine la naissance des créatures dans des contrées chaudes et désertiques semblables aux paysages africains. Pulsé par les sons synthétiques envoûtants signés Giorgio Moroder et les vocalises de David Bowie (pas de doute, nous sommes bien dans les années 80), le générique de La Féline porte déjà en lui toutes les clés d’un film couleur sang, où règneront à la fois pulsions érotiques et mortifères : la caméra recule lentement d’une terre sableuse balayée par le vent sous une lumière purpurine, filmée en plongée, laissant découvrir peu à peu crânes et autres ossements humains. Tout au long du film, Paul Schrader jouera le jeu des oppositions entre amour et mort, profane et sacré, désir et refoulé. Et c’est par la couleur rouge qu’elles s’expriment : elle est autant symbole de l’amour, de la passion, du sang, de la vie, que de la mort, de la destruction, de la tentation et de l’interdit (sexuel notamment).
Les touches de sang, les incursions du rouge, précèdent l’inéluctable, soulignent l’imminence de la métamorphose, expression pleine et entière du désir. Le rouge cède alors la place au noir panthère. La femme est un « continent noir » disait Freud. D’où la préférence d’Irena – dans les deux versions d’ailleurs – pour l’obscurité. Au cœur du Bayou et au beau milieu de la nuit, elle s’engouffre nue dans la forêt pour répondre à ses instincts carnivores. Schrader suggère dans une scène particulièrement onirique qu’elle s’apprête à dévorer un lapin. Du sang plein la bouche après ce repas bucolique, elle défend Oliver de la regarder à la lumière et casse violemment la lampe. Découvrir la part d’ombre d’Irena pour Oliver, céder à la pulsion érotique revient à flirter avec l’obscurité des ténèbres. La petite et la grande mort ne font qu’une dans la version de Schrader. C’est finalement le noir qui l’emportera sur le rouge, puisqu’après une ultime nuit de plaisir avec Oliver, Irena se laisse capturer par lui pour ne plus conserver que sa forme animale et demeurer enfermée dans une cage le reste de ses jours.
L’amour à mort
La Féline possède d’étroites similitudes avec L’Éxorciste de William Friedkin. Quel est le thème fondamental de ces deux films si ce n’est l’éveil au désir, à la sexualité naissante qui devient le berceau de l’horreur, que ce soit chez l’adolescente Regan ou chez la virginale Irena ? Les deux films montrent bien le tiraillement entre le désir (symbolisé par les images païennes, subliminales chez Friedkin) et le refoulé, l’interdit sexuel (la religion incarnée par le père Karras dans L’Éxorciste et Paul, le frère pasteur incestueux d’Irena dans La Féline, et ses tabous sont omniprésents). Cette lutte intérieure atteint son paroxysme lors des scènes de transformation des hommes-panthères. La métamorphose est la figure par excellence de la dualité humaine. Schrader filme d’abord de nombreux plans-miroirs mettant en scène Irena et son double félin, que ce soit au zoo ou lorsque qu’elle accourt auprès de Paul/panthère, gisant à ses pieds après avoir été abattu par Alice, la collègue d’Oliver. Ces scènes illustrent parfaitement le caractère schizophrénique de son personnage, à la fois elle et son Autre métamorphosé. Ultimes symboles de cette dualité : le bras et la main retrouvés à l’intérieur de la panthère disséquée et la scène mémorable (grâce aux sublimes maquillages de Tom Burman) qui voit s’accomplir totalement la transformation d’Irena, lorsque sa peau humaine craque sous la pression du fauve et ce, juste après l’accouplement.
L’idée de la métamorphose post coitum (moins chaste que celle due à un simple baiser chez Tourneur !) et dont la seule issue est incestueuse, est une vraie réflexion sur l’interdit sexuel avec pour toile de fond la religion. La panthère est autant métaphore du désir que symbole du Mal. Comme le gardien du zoo le soulignait dans le film de Tourneur, la panthère est la bête de l’Apocalypse : « la bête que je vis était semblable à un léopard » (Apocalypse de Jean). Elle représente à la fois les ténèbres et le vice. Si la métamorphose n’opère qu’après l’accouplement, si l’orgasme transforme inévitablement les créatures mi-hommes mi-fauves en tueurs sanguinaires, l’expression du désir charnel apparaît donc comme une malédiction, comme l’emprise du diable sur les corps. Plutôt que de renoncer aux plaisirs de la chair (Irena aurait pu opter pour l’abstinence), l’héroïne de Schrader choisit finalement la forme panthère, l’affirmation définitive de son animalité. Avec cette version libidinale voire blasphématoire de La Féline par Paul Schrader, la religion en prend pour son grade. Du pain béni pour le spectateur.