La Belle affaire

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Malgré certains défaut, un film entrainant qui réussit à retranscrire l’atmosphère et la complexité d’une époque étrange.

La Belle affaire, sortie cette année sur les écrans français (sans doute grâce à la présence au générique de Sandra Hüller, célèbre pour ses rôles notamment dans Anatomie d’une chute, La Zone d’intérêt ou Toni Erdmann) est une (tragi)comédie allemande qui évoque l’atmosphère très particulière de l’année 1990, quand l’ex-RDA existait encore juste avant d’être absorbée par la RFA. Deux dates encadrent la période visée par le film : le 9 novembre 1989 c’est la chute surprise du Mur à Berlin (alors que, pourtant, la RDA venait de célébrer en grande pompe le quarantième anniversaire de sa fondation en 1949) ; le 3 octobre 1990 c’est le jour de la réunification officielle des deux Allemagnes (devenue fête nationale en RFA). En quelques mois l’histoire s’était emballée dans un climat de fièvre et d’illusions (alimentées par les mensonges du chancelier Helmut Kohl, qui promettait la lune à des Allemands de l’Est qui allaient très vite déchanter). Le 18 mai 1990 fut une étape décisive avec la signature du Traité portant création d’une union douanière, économique et sociale : elle entraînait notamment la disparition du mark de l’Est, remplacé à compter du 1er juillet par le Deutsche Mark avec divers taux de change : de un contre un à concurrence de 4000 marks pour les adultes, 6000 marks pour les personnes âgées de plus de 59 ans et 2000 marks pour les jeunes de moins de 14 ans ; les avoirs dépassant ces sommes devaient être échangés à un taux de deux marks-est contre un Deutsche Mark : d’où le titre du film en allemand, Zwei zu eins, c’est-à-dire « Deux pour un ». Que la réalisatrice Natja Brunckhorst (connue pour avoir interprété le rôle-titre en 1981 dans le célèbre Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… du réalisateur Uli Edel, d’après le livre du même nom[1]) ait fait de cet épisode une comédie est en soi un drôle d’exploit : car cet échange  fut un véritable cataclysme pour les Allemands de l’Est, qui virent ainsi d’un coup toute leur épargne divisée par deux. Il est vrai qu’à l’époque, abreuvés par les autorités de Bonn d’une propagande fallacieuse, et persuadés que d’un coup de baguette magique ils atteindraient le niveau de vie des habitants de l’Ouest, beaucoup à l’Est vécurent dans un relatif optimisme ces premiers mois de l’année 1990 : l’avenir ne pouvait qu’être radieux…

La Belle affaire se déroule dans la lumière chaude et gaie[2] du début de ce « bel » été 1990, où tout pouvait encore paraître possible, dans une petite ville en bordure du massif du Harz (dans le land de Saxe-Anhalt aujourd’hui) : Halberstadt. Certes les nuages sombres déjà s’accumulent : dans le quartier où vivent les protagonistes de l’histoire, l’usine d’État qui employait tout le monde va fermer, et l’on fait la queue pour s’inscrire au chômage. Il y a là Maren (Sandra Hüller), décidée à ne pas moisir là (et qui étudie déjà le français en vue d’une probable reconversion), et Robert (Max Riemelt), ouvrier spécialisé que son ancien patron congédie brutalement…en lui offrant un bouquet de fleurs rouges ! C’est le moment que choisit pour revenir de l’Ouest (où il avait tenté sa chance, mais sans jamais s’y sentir « chez lui » : « zu Hause ») leur ami Volker (Ronald Zehrfeld). Maren, Robert et Volker (il est à noter que les trois acteurs et actrice qui les interprètent sont bien originaires de l’ex-RDA) : voilà que se trouve reformé un trio d’ami(e)s d’enfance… et plus que cela même, puisque Maren, mariée à Robert, avait eu de Volker une fille, Dini (dont Robert se croyait le père). D’où la deuxième traduction possible du titre allemand : « deux pour un », c’est aussi peut-être « deux pour une »…

Ce que montre fort bien La Belle affaire (malgré des faiblesses dont on parlera plus loin), c’est l’étrangeté de l’époque où, juste avant l’intégration à la RFA (on voit déjà un représentant de la Banque fédérale de Francfort demander, mais en vain, des comptes à la population d’Halberstadt !), les cadres de la RDA communiste subsistaient encore. Il y avait toujours une police qui traquait avec férocité les contestataires (comme Jannek, le fils de Robert, qui couvre les murs d’Halberstadt de graffitis hostiles au capitalisme et à Helmut Kohl : que la police de la RDA communiste lui fasse la chasse, en soi c’est plutôt comique). Il y avait l’armée est-allemande (ou « Armée populaire nationale », Nationale Volksarmee, en abrégé NVA) qui avait dans les environs une base protégée, vers laquelle convergent au début du film une noria de gros camions. Il y avait encore un poste de douane (avec la RFA), dont les occupants n’avaient plus rien à faire que regarder passer les véhicules, sans plus rien contrôler. Il y avait l’ombre subsistante de l’ancienne police politique, la fameuse Stasi (abréviation du Ministère de la Sécurité d’État), représentée dans l’ancienne usine d’Halberstadt par Monsieur Lunke (pour Lunkevitz : interprété par Martin Brambach, lui aussi originaire de l’ex-RDA, excellent dans ce film où il est paradoxalement l’un des seuls à réellement émouvoir et faire rire). Il y avait surtout cette mentalité collective qui subsistait chez les anciens employé(e)s de l’usine, forgée à l’époque où on devait s’entraider pour partager les biens disponibles dans une économie de relative pénurie, et vivre ensemble dans le même triste bâti communautaire, décrépi, caractéristique du communisme réel (même si, à côté, d’autres vivaient dans des maisons individuelles : plus riches, ils furent d’ailleurs – comme le rappelle le film – souvent les premiers à décamper pour filer en RFA, en laissant tout sur place sans rien emporter).

 

 

« Quel sera notre avenir ? » Telle est la question qu’en ce bel été ceux qui ne sont pas partis se posent tous : on prend l’apéro au soleil, on rigole (en soi déjà ces images tranchent avec la plupart des films sur l’ex-RDA, à l’atmosphère toujours sinistre) ; on discute en se montrant les nouveaux Deutsche Marks, comme le fait Käte, 73 ans déclarés (Ursula Werner), qui constate que ces derniers sont plus grands que les anciens marks de l’Est.

C’est alors que le film bascule dans le registre du récit policier ou d’aventures. Voilà que le trio d’ami(e)s décide d’en savoir un peu plus sur l’étrange circulation autour de la base militaire voisine (laquelle avait déjà été un de leurs terrains d’exploration quand ils étaient enfants, quand ils formaient une sorte de  « Club des trois », au lieu du fameux « Club des cinq » d’Enid Blyton). Ils sont guidés dans leur tentative par un des gardiens de la base, l’oncle de Robert, Monsieur Markowski (Peter Kurth) : étrange personnage, du genre vieux sage très amer, revenu de tout, d’un scepticisme absolu. Et là-bas, bingo ! Dans un souterrain les explorateurs découvrent une montagne de billets de banque, des centaines de millions de marks de l’Est entassés dans l’humidité (pour qu’ils puissent se décomposer plus facilement : solution choisie par les autorités est-allemandes alors dans l’incapacité de se défaire de cette monnaie, faute d’incinérateurs adaptés à ce type de papier) ; ils en emportent des sacs entiers. Le problème : depuis la veille du jour où ils font cette découverte, ces billets ne valent plus rien. Car ils ne sont plus théoriquement échangeables contre des Deutsche Marks (tout juste pourront-ils être des reliques pour collectionneurs, ou amateurs de « souvenirs » : mais on ne parlait pas encore à l’époque d’« ostalgie », cette nostalgie de l’époque de la RDA).

Mais un miracle va survenir : sous l’apparence d’un commercial venu vendre de la quincaillerie et de l’électroménager de l’Ouest, et qui accepte d’être payé avec ces marks de l’Est volés. Pourquoi ? Parce que les habitants de la RFA avaient obtenus, eux, un délai supplémentaires de trois jours pour échanger ces marks de l’Est contre des Deutsche Marks ! Le trio comprend vite quelle est l’occasion à saisir, et en convainc les autres habitants du quartier : ils n’ont qu’à tous s’associer pour (avec tous les billets volés dans la base) acheter dans ce délai des trois jours le maximum de la camelote occidentale (stockée dans des garages attenants) pour pouvoir la revendre ensuite – légalement cette fois – contre de beaux Deutsche Marks, soit une forme très originale de « blanchiment » d’argent « sale »…Tout le monde va s’y mettre (même Monsieur Lunke de la Stasi !). Les habitants découvrent qu’il est même possible d’allonger le délai des trois jours : en effet les cadres du parti communiste unifié (SED) installés à l’étranger (diplomates, etc.) ont, eux, une semaine supplémentaire pour échanger leurs vieux marks s’ils reviennent au pays. Volker et Robert montent alors une expédition pour en kidnapper un, tout juste descendu de son avion à Berlin-Schönefeld : le haut fonctionnaire de l’État « socialiste » accepte rapidement d’entrer dans la combine, et Robert découvre avec effarement que ce représentant d’un soi-disant « pouvoir du peuple » a la possibilité d’échanger pour son seul compte près de 500 000 marks de l’Est (le même écœurement devant la cupidité de leurs anciens dirigeants a saisi les habitants de la RDA quand ils virent le luxe des maisons du quartier réservé dans lequel vivait, avec les autres cadres du parti, Erich Honecker, à la tête de leur pays de 1971 à 1989).

Résultat ? Après d’autres vols, d’autres opérations de blanchiment, voilà les habitants du quartier d’Halberstadt bientôt à la tête d’un véritable pactole. Mais pour en faire quoi ? Déjà des disputes menacent d’apparaître au sein du groupe jusqu’alors solidaire… Un compromis va heureusement être trouvé (et c’est là que le film de Natja Brunckhorst révèle sa véritable dimension : celle d’une gentille utopie anticapitaliste). Dans cet entre-deux de l’année 1990 ces citoyen(ne)s d’Halberstadt n’ont pas encore oublié – veut croire la réalisatrice – les idéaux socialistes dans lesquels ils avaient vécu quarante ans. La réalisatrice n’est pas ici totalement dans l’affabulation : en 1989 ceux qui avaient manifesté au début contre le pouvoir du SED et d’Honecker ne l’avaient pas fait pas pour obtenir la réunification allemande et l’introduction du capitalisme néolibéral, mais tout au contraire pour le maintien d’une RDA engagée dans la construction d’un socialisme authentique, qui aurait constitué une « Troisième voie » entre marxisme soviétique et capitalisme.

C’est pourquoi tous finissent par convenir de placer tous leurs gains dans le rachat de l’usine locale « propriété du peuple », qui vient de fermer. Ils vont découvrir cependant, avec stupéfaction, que cette usine ne vaut plus rien (juste le Deutsche Mark symbolique), du moins aux yeux de l’organisme chargé officiellement de vendre les entreprises gérées par l’État à l’époque de la RDA : la célèbre (et désastreuse) Treuhand, agence fiduciaire qui procéda en réalité au démantèlement systématique de l’appareil industriel est-allemand (pourtant le plus important de ceux des pays de l’ex-Bloc de l’Est). Très rapidement plus de 13000 entreprises (même bénéficiaires) furent par elle vendues, pour la plupart à des investisseurs ouest-allemands, faisant chuter la production industrielle en ex-RDA de 73% en deux ans, et détruisant des millions d’emplois. Le film de Natja Brunckhorst est sur ce point parfaitement exact : il rappelle quel chômage de masse s’est brutalement abattu sur l’économie des « nouveaux Länder[3] », entraînant avec la misère et le désespoir le renforcement de l’émigration à l’Ouest, et plus tard favorisant l’essor des courants extrémistes protestataires.

En consultant les archives de leur entreprise abandonnée, les ouvriers de l’usine d’Halberstadt vont de surcroît faire une déconcertante découverte (confirmée en se rendant en Suède, au siège d’IKEA, où était écoulée une partie de la production). C’est que celle-ci, ironiquement qualifiée de « bydüll » (pas besoin de dictionnaire pour la traduction), n’était qu’une camelote à bas prix digne de l’économie d’un pays « sous-développé » (comme on disait alors), et qu’elle avait seulement servi à enrichir l’Ouest capitaliste… au prix du travail sous payé du prolétariat exploité est-allemand ! Monsieur Lunke (communiste sans doute sincère, même s’il espionnait pour le compte de la Stasi) en est tellement bouleversé qu’il conclut alors : « Nous avons été le Billiglohnland de l’Ouest », c’est-à-dire – si l’on traduit littéralement le mot composé allemand – le lieu de production à bas coût du monde capitaliste ! Herr Lunke s’en va de désespoir détruire à coup de marteau les machines encore en état de marche…

Diverses péripéties s’en suivront, dont l’arrestation des habitants de l’immeuble (Monsieur Lunke sera le premier à proclamer sa culpabilité et à revendiquer le « vol » soi-disant commis). En réalité, se disent-ils tous : qui furent les voleurs ? Pour finir le célèbre ministre de Affaires étrangères de RFA Hans-Dietrich Genscher est montré venant en personne proposer un compromis aux « rebelles », uniquement pour qu’ils se taisent et que l’affaire soit étouffée…Leur offrira-t-on la possibilité de finir leurs jours tous ensemble sur une île paradisiaque (quitte à s’ennuyer à mourir ?) comme semble le suggérer la scène finale ? Ou (comme semble l’indiquer au contraire une séquence additionnelle insérée dans le générique, qui souligne le succès des firmes est-allemandes restées entre des mains est-allemandes) ne vont-ils pas plutôt relever le défi, en reprenant effectivement l’usine mais gérée comme une sorte de coopérative ouvrière (fabriquant des jouets) ?

Fin ouverte donc pour une comédie qui n’est certes pas sans défauts : rythme poussif ; intrigue sentimentale (le trio amoureux) artificiellement greffée sur la trame principale et pas du tout exploitée ; acteurs ternes pour la plupart (à l’exception – me semble-t-il – de Ronald Zehrfeld et Martin Brambach) ; succession de scénettes qui ne parviennent – au mieux – qu’à susciter de vagues sourires, et pas du tout le rire (ce qui est quand même gênant pour une comédie) ; complexité du contexte historique, difficile à expliquer et sans doute par conséquent fort peu compréhensible pour ceux qui n’ont pas vécu les évènements de 1989/1990 en Allemagne. Mais en même temps, dire cette complexité, c’est souligner quand même quel est l’intérêt et la richesse de ce film : précisément c’est de suggérer cette complexité et restituer (comme rarement on l’a vu au cinéma, même pas dans le célébrissime Goodbye ! Lenin[4]) l’atmosphère d’une époque étrange.

Natja Brunckhorst n’a par ailleurs rien inventé. À l’été 2001 des milliers de banque de l’ex-RDA firent en effet leur réapparition (avec l’effigie de Marx et d’Engels), proposés sur internet (il y avait même, comme le raconte le film, des billets de 200 et 500 marks de l’Est jamais mis en circulation, lesquels avaient été imprimés pour le cas d’une guerre, si des forces est-allemandes devaient occuper la RFA !) ; ces billets sentaient le moisi. Après enquête sur place, à Halberstadt, il se révéla que la cachette où en 1990, sous les Thekenbergen,  des soldats de la NVA avaient déposé quelques 620 millions de billets (mélangés à du sable et du gravier derrière un très épais mur de béton de deux mètres d’épaisseur) avait tout de suite été violée. Une commission d’enquête montée par la Kreditanstalt für Wiederfbau (KfW), successeur légal de la Banque d’État de la RDA depuis 1994 (qui avait donc hérité des montagnes de billets d’Halberstadt) se rendit sur place et pu même prendre sur le fait deux voleurs en train de s’enfuir avec des sacs de billets. Ceux-ci étaient donc loin d’avoir pourri, comme l’avaient escompté les autorités est-allemandes en 1990 : ainsi la monnaie de la RDA avait paradoxalement survécu au Deutsche Mark, lequel avait entre-temps été remplacé par l’euro ! Pour mettre un terme à ces trafics, les marks de l’Est (3000 tonnes de billets) furent finalement extraits de leur tombeau et détruits (à des températures allant jusqu’à 1 200 °C) dans des incinérateurs dans l’été 2002[5]. Natja Brunckhorst a donc repris une histoire authentique, mais romancée, et en y rajoutant l’utopie économique, sociale et sentimentale qui est au cœur de son film.

Si cette tragi-comédie ne marquera sans doute pas l’histoire du cinéma, elle ne manque pas d’originalité par le thème traité (la destruction entière d’une monnaie), et elle évoque avec sensibilité l’année 1990 et les circonstances de la disparition de la RDA, indiscutablement une dictature féroce et corrompue mais dont certaines des valeurs « socialistes » auraient pu (ou dû ?) inspirer l’Allemagne réunifiée.

[1] Wir Kinder vom Bahnhof Zoo, biographie de Christiane Felscherinow écrite par les journalistes Kai Hermann et Horst Rieck, Gruner + Jahr, Hamburg, 1978.

[2] La bande-son, de la compositrice Hanna von Hübbenet, moderne et rythmée, pas du tout vintage, y contribue puissamment.

[3] C’est le nom donné aux territoires inclus dans la RFA en 1990, par opposition aux « anciens Länder » présents dès l’origine de la RFA en 1949.

[4] Film de Wolfgang Becker, 2003, avec Daniel Brühl et Katrin Sass.

[5] Voir https://www.spiegel.de/geschichte/vergessene-orte-a-946505.html, Christoph Gunkel, 14 juillet 2010 ; et l’étude très complète de Marc Zirlewagen, Der Schatz von Halberstadt-Die KfW und das Ende des DDR-Papiergelds, Heinrich Editionen, Frankfurt-am-Main, 2020, malheureusement tirée à peu d’exemplaire mais disponible aussi en ligne : https://www.kfw.de/stories/halberstadt.htlm.

Titre original : Zwei zu eins),

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Durée : 116 mn


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