Kathryn Bigelow : Passage de frontières

Article écrit par

La maison d’édition Rouge Profond publie un premier ouvrage français consacré entièrement à l’oeuvre de Kathryn Bigelow.

« Les films de Bigelow (…) tournent tous autour de l’idée de frontière avec l’autre. Un autre marginal, mythique, irréel, qui peut prendre la forme d’un vampire, d’un biker androgyne ou d’un demi-Dieu surgi des vagues. Le héros bigelowien, chrysalide en devenir, va vivre une intégration à cet autre, à son milieu, souvent contre sa volonté dans un premier temps. Une initiation dans la douleur, physique, morale, sociale, un combat qui peut prendre la forme d’un défi, d’un jeu, entre la famille de sang et celle de coeur, dont il sera à la fois l’enjeu et le trophée ; une colonisation de l’intime au profit du groupe, de l’addiction qui peut en découler, mais qui est aussi le seul chemin vers la connaissance de soi, une fois les masques tombés, les marques apparues. » (p.17)

Ces mots de Jérôme d’Estais, auteur de ce bel essai consacré à l’oeuvre de Kathryn Bigelow, saisissent d’emblée l’un des motifs de ses films. De ses débuts avec Aux frontières de l’aube et sa confrontation violente entre humains et vampires, à son dernier film Detroit, dont la représentation cruelle des émeutes de 1967 contre la ségrégation a fait polémique, la cinéaste aborde cette idée de frontière jusqu’à son extrême. Le titre « passage de frontières » de l’essai est en ce sens choisi avec acuité. Dans tout son cinéma Kathryn Bigelow pousse ces problématiques humaines jusque dans leurs retranchements, reprenant des mythes pour les distordre (« le western de vampires »). Régulièrement ses films sont donc l’objet de flops et/ou de scandales. C’est cette oeuvre tranchée et atypique, qui ne peut laisser indifférent, que se propose d’analyser Jérôme d’Estais. L’auteur entreprend de mettre au jour certains des motifs qui travaillent ses films : le rapport à l’autre, sa mise en scène d’une violence viscérale, la dépendance qui marque plusieurs de ses personnages, ou encore leur dualité, avec de manière récurrente la confrontation d’antinomies (jour/nuit, Bien/mal,…), au risque parfois du manichéisme.

Au-delà de la diversité des thèmes abordés dans son cinéma, Jérôme d’Estais prend soin de détailler également l’esthétique à l’oeuvre dans ses films. Qualifiée par certains comme une « cinéaste de l’adrénaline », à coups d’angles serrés et de caméra toujours en mouvement. L’auteur écrit ainsi « Kathryn Bigelow accompagne ses personnages dans leur recherche de vitesse, de mouvement, contraints qu’ils sont à se mouvoir pour arriver à leurs fins, les épaulant, épousant leurs formes, leur insufflant l’énergie nécessaire ou venant à manquer dans leurs courses, par une caméra fluide en perpétuel mouvement, par des relances du récit. Quitte à avoir recours à la violence, si celle-ci peut servir ce dernier, dans sa quête de rythme effrénée. » (p.86). Il consacre également un passage important à l’utilisation personnelle de la musique et du son dans les films de la cinéaste, accompagnant de manière significative l’identité de ses oeuvres et leur teneur émotionnelle, à travers des choix de groupes musicaux (par exemple les synthétiseurs de Tangerine Dream) ou de son en situation (les cris et bruits brutaux dans Zero Dark Thirty).

L’auteur s’arrête de même sur l’un des sujets que prend à bras le corps Kathryn Bigelow dans ses films : l’Amérique, son pays, passé au scalpel de ses choix de société. C’est particulièrement le cas dans la fausse Amérique triomphante, toute reaganienne représentée dans Blue Steel, ou dans Démineurs, avec le sergent James démineur en Irak, comme exsangue une fois revenu du front. Dans Zero Dark Thirty,  le personnage de Maya (Jessica Chastain), est dévoré par sa mission de traquer Oussama Ben Laden, ou encore, dernièrement dans Detroit, la déflagration de violence raciste secoue tout le film comme autant de plaies mortelles américaines. Sans tabou, Kathryn Bigelow ne redoute pas de dépasser les lignes, regardant en face toutes les déviances de la société de son pays, toujours à rebours du consensus. Cet essai invite les lecteurs à pénétrer les arcanes de ce cinéma « tectonique »et ambigu, parfois problématique, de Kathryn Bigelow, brossant une analyse profonde et à plusieurs angles de son sujet.

Année :


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Dersou Ouzala

Dersou Ouzala

Oeuvre de transition encensée pour son humanisme, « Dersou Ouzala » a pourtant dénoté d’une espèce d’aura négative eu égard à son mysticisme contemplatif amorçant un tournant de maturité vieillissante chez Kurosawa. Face aux nouveaux défis et enjeux écologiques planétaires, on peut désormais revoir cette ode panthéiste sous un jour nouveau.

Les soeurs Munakata & Une femme dans le vent.Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Les soeurs Munakata & Une femme dans le vent.Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Dans l’immédiat après-guerre, Yasujiro Ozu focalisa l’œilleton de sa caméra sur la chronique simple et désarmante des vicissitudes familiales en leur insufflant cependant un tour mélodramatique inattendu de sa part. Sans aller jusqu’à renier ces films mineurs dans sa production, le sensei amorça ce tournant transitoire non sans une certaine frustration. Découvertes…

Dernier caprice. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Dernier caprice. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Le pénultième film d’Ozu pourrait bien être son testament cinématographique. Sa tonalité tragi-comique et ses couleurs d’un rouge mordoré anticipent la saison automnale à travers la fin de vie crépusculaire d’un patriarche et d’un pater familias, dans le même temps, selon le cycle d’une existence ramenée au pathos des choses les plus insignifiantes. En version restaurée par le distributeur Carlotta.

Il était un père. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Il était un père. Sortie Blu-ray chez Carlotta, le 19 mars (OZU, 6 films rares ou inédits).

Difficile de passer sous silence une œuvre aussi importante que « Il était un père » dans la filmographie d’Ozu malgré le didactisme de la forme. Tiraillé entre la rhétorique propagandiste de la hiérarchie militaire japonaise, la censure de l’armée d’occupation militaire du général Mac Arthur qui lui sont imposées par l’effort de guerre, Ozu réintroduit le fil rouge de la parentalité abordé dans « Un fils unique » (1936) avec le scepticisme foncier qui le caractérise.