1968. La légendaire Judy Garland débarque à Londres pour se produire à guichets fermés au Talk of the Town. Cela fait déjà trente ans qu’elle est devenue une star planétaire grâce au Magicien d’Oz (Victor Fleming, 1938) et elle chante pour gagner sa vie depuis plus de quarante ans. Elle est épuisée. Hantée par une jeunesse sacrifiée pour Hollywood, elle aspire à rentrer chez elle et à consacrer du temps à ses enfants. Arrivera-t-elle à surmonter cet énième coup du destin ?
Il existe une courbe de l’acceptation du deuil. Elle passe par plusieurs étapes : le déni, la colère, la peur, la tristesse… puis par l’acceptation, le pardon, la quête de sens et du renouveau, pour finir par la sérénité. Judy raconte l’histoire vraie de l’actrice Judy Garland que Rupert Goold fait passer par tous ces états de façon très, très démonstrative. Ce, afin d’enterrer sa carrière, sa vie d’avant, sa jeunesse, ses espoirs. Le déni, quand alors que fauchée comme les blés elle continue de vivre comme si de rien n’était. La colère, quand on veut lui enlever la garde de ses enfants. La peur, quand elle se retrouve à la rue, obligée d’accepter de remonter sur scène à Londres. C’est un chemin douloureux auquel nous assistons, celui pour trouver sa place quand les autres ont toujours décidé pour soi.
Renée Zellweger – grande gagnante du Golden Globe et de l’Oscar de la meilleure actrice pour Judy – campe la star déchue, dont l’enfance broyée l’empêche de se créer une vie rêvée. Entourée d’excellents seconds rôles (Rufus Sewell, Rosalyn Wilder,…), Renée Zellweger a tout pour briller. Il faut bien avouer que l’actrice s’est donnée du mal pour incarner “la petite fiancée de l’Amérique”. Chaque chanson est performée avec brio par l’actrice. Zellweger a travaillé pendant un an avant le début des répétitions, accompagnée d’une coach vocale, et cela se voit. Sa posture imite à la perfection la vraie Judy, ses performances sur scène font voir une concentration démentielle de l’actrice. Tout est fait pour que le réalisme soit teinté de glamour. Tout n’est qu’esthétique, en particulier la scène (en photo en haut de la page) où Judy Garland se noie dans les larmes de son succès, en loges, seule, entourée de dizaines de bouquets de fleurs. La photographie de l’image, le grain, tout est fait pour créer une ambiance que seules ces immenses stars d’un temps pouvaient connaître. La mélancolie, la nostalgie, la perdition se ressentent en filigrane de chaque scène, chaque plan, chaque couleur ; du décor aux costumes, tout est fait pour faire rêver.
Pourtant… l’enchantement ne prend pas. Si tout est beau, tout est trop. “Too much” Judy, trop de larmes, trop de longueurs, trop d’apitoiements, trop de bons sentiments, trop de clichés, trop de gestuelles… Le spectateur s’ennuie devant cette fresque sur le vieil Hollywood ; qui aurait tout aussi bien pu être tirée du “Dernier nabab” de F.S. Fitzgerald que d’une histoire vraie. Le réalisateur ne parvient pas à rendre son héroïne spéciale. Judy devient donc une star comme les autres, dont la destinée n’inspire qu’indifférence.
Zellweger surjoue. C’est peut-être parce que le metteur en scène vient du théâtre – là où tout doit être appuyé pour être perçu de loin. Sauf que le public de cinéma aime l’intime, le murmure, la finesse. Si Judy Garland a peiné à trouver sa place en ce monde, le spectateur peine aussi à la voir évoluer au sein de ce récit. Ici, Judy est dépersonnifiée. L’émotion n’est pas au rendez-vous. L’esthétisme et le grandiose sont poussés à l’extrême, aux dépens de la chaleur et de l’humanité. Alors, quand la courbe de son deuil parvient enfin à l’acceptation, au pardon, à la quête de sens… mais qu’elle replonge encore ! Nous en avons juste assez… tout comme le public jetant tomates et autres saletés à Judy sur scène quand elle arrive en retard et saoule comme Marilyn chantant “Happy birthday”.
Heureusement, certaines scènes relèvent l’intensité du film et ce ne sont, étrangement, pas celles dont on aurait pu espérer grand-chose en lisant le scénario.
Quand Judy se décide à partir à Londres pour faire son grand retour, elle laisse ses deux jeunes enfants chez son ex-mari Syd, interprété par l’excellent Rufus Sewell (excellent entre autres par sa sobriété, contrastant avec le reste du film). Judy annonce donc qu’elle part pour plusieurs mois, attristant ses enfants, s’arrachant elle-même le cœur. Pour contrer ce déchirement et la tristesse ambiante, elle se cache dans le placard d’une chambre “pour y habiter et rester auprès d’eux”. Ce jeu enfantin permet un close-up sur Renée Zellweger, enfin habitée, enfin émouvante, à nous offrir les frissons et les larmes que nous attendions tant. Cette mère, de qui nous sommes enfin si proches tant physiquement qu’émotionnellement dans ce placard, révèle enfin toute son humanité, sa solitude, son égarement. Renée Zellweger, pourtant à l’étroit, a enfin toute la place pour déployer son immense talent d’interprétation. Sa justesse à révéler l’intime.
Une autre scène permet à Zellweger de nous toucher, profondément. Dans un autre registre, quand après un soir de triomphe sur scène à Londres, Judy se retrouve avec un couple d’homosexuels fans de la première heure. Partis pour dîner ensemble au restaurant, ils se retrouvent finalement chez ces derniers, dans un appartement chiche dont les murs sont constellés de portraits de Judy elle-même. Tous trois passent alors une soirée exceptionnelle – magique pour le couple, douce pour Judy Garland. Ce moment suspendu est drôle, les personnages (même Judy !) attachants, les échanges profonds (même lorsque muets). Renée Zellweger touche enfin du doigt l’âme mutine de Judy Garland dont tout le monde était, apparemment, épris. Alors, cette scène au temps suspendu prend toute la place, puisqu’enfin nous avons envie de passer du temps avec les personnages de ce film. Elle nous happe. Mais finit trop vite, et nous voilà reparti dans la soupe mélodramatique jusqu’au dénouement…
Impossible de parler biopic sans parler flashback, puisqu’ici le choix du réalisateur donne à voir des souvenirs plutôt qu’une narration chronologique. Qu’en dire ? Qu’ils sont beaux, encore une fois, dignes des plus grands films d’époque. Mais que comme un plateau de cinéma des années 30, ils n’ont pas d’âme. Bien que nous soyons tous horrifiés de ce qu’a pu endurer la petite Judy dans son enfance – elle fut affamée, isolée, harcelée – nous n’en revenons pas moins au même point : nous ne pouvons aucunement nous attacher à ces personnages dont nous restons trop loin. Le réalisateur tourne autour du pot, suggère mais n’a pas l’audace d’aller plus avant dans son propos. Se faisait-elle agresser physiquement ? A-t-elle réussi à se rebeller ? Comment a-t-elle survécu toutes ces années ? Qu’en a-t-elle tiré, à part la drogue ? En somme, fautes de réponses, nous voilà souvent désireux de revenir à la Judy des années 60. Ce qui est un comble, puisqu’elle nous agace…
Difficile de débattre en parlant de Judy, car les efforts pour en faire une belle fresque vintage sont notables. Ceux de Renée Zellweger pour être fidèle à Judy, aussi. Mais n’est-ce justement pas parce que tous ces efforts sont visibles que le film en est parfois risible ? Manquerait-il la magie du Magicien d’Oz pour rendre ce film captivant ou poétique ? Notre deuil est, quant à nous, très vite fait : ce film est aussi vite vu qu’oublié.