Voler très haut…
Dans l’univers connu, il apparaît que l’écrasante majorité des choses soient constituées de vides plutôt que de pleins, de creux plutôt que de masse. Sans qu’on puisse prétendre chiffrer l’inchiffrable, on peut quand même s’avancer et le dire : il existe davantage de matière entre la matière, qu’il n’existe, en réalité, de matière concrète (nous parlons de la « vacuité » qui existe entre les atomes, entre les protons, entre les neutrons, les électrons et les photons). Ce qui est vrai pour l’air, constitué inégalement selon l’endroit, est vrai pour les systèmes solaires, et les relations gravitationnelles intangibles qui lient les corps astraux entre eux, est vrai à son tour pour les films, qui sont faits autant de leurs cadres que de leurs hors-cadres, autant de leurs champs que de leurs hors-champs. Dans l’ouvrage collectif, John McTiernan, cinéma total, premier livre de la collection La Forge, centrée sur l’analyse du cinéma et lancée par les éditions Le Feu Sacré, il semblerait que l’un des objectifs ait été de remettre cette considération en évidence et au galop dans l’esprit du lecteur – chose qui n’est qu’à moitié surprenante, étant donné que quand McTiernan est célébré, il l’est souvent en tant qu’expert du traitement de l’espace. Pas étonnant, au sujet de l’œuvre d’un artiste qui travaille aussi souvent sur l’évolution d’un corps dans un environnement, que les différents contributeurs ici missionnés par Steven Lambert (entre autres, Julien Abadie, Arthur-Louis Cingualte & Aurélien Lemant) considèrent que la partie du monde qu’il élude est aussi importante que celle qu’il montre. De la densité forestière tropicale de Predator, son premier succès culte, à la subsocialité océanique (autant dire, à l’altermondialité) d’À la poursuite d’octobre rouge, il semblerait que le réalisateur originaire de l’état de New York soit particulièrement prodige, pour ce qui est de poser des structures contextuelles bien précises, et des programmes de mouvements au sein de ceux-ci, les explorant jusqu’à l’épuisement. La précision de la mise en scène (on pourrait la qualifier de biotopique, d’écosystèmique) de McTiernan, est telle qu’au fond, elle ne peut être analysée que comme le fait ce recueil d’essais : par son ombre, par ses ricochets. Par élimination, par déduction. Peut-être par sonar, comme dans un sous-marin soviétique : en s’interrogeant sur ce qu’un autre réalisateur aurait mis dans ces films, en essayant de comprendre pourquoi ça n’y est pas, et, de là, en essayant de conclure sur pourquoi ce qui y est, y est. C’est ce que font, dans ce recueil, tous les critiques derrière les 7 textes, et le résultat est payant : au-delà de toutes ces œuvres qui ont souvent été considérées comme des excellents exemples de blockbusters efficaces, voire, comme les mètres étalons du domaine, avec tout le classicisme que ça suppose, on découvre en réalité un univers riche, retors face à la panoplie d’outils du critique universitaire, difficile à expliquer et à exprimer. Il fallait donc, naturellement, faire plusieurs prises, plusieurs angles, plusieurs axes, afin de défricher tout ça.
Le monde de McTiernan, que l’on pourrait déchoir du statut d’auteur parce qu’il n’écrit pas ses scripts, est précisément génial parce qu’il ne tient pas à des unités de narration, ou à des gimmicks de réalisation, ou à des références interconnectantes. Il tient seulement à une philosophie extrêmement bien pesée, laquelle fait qu’aucun des divers opus ne s’expliquent les uns les autres, ce qui est bienheureux, sans quoi ils risqueraient de paraître didactiques. Les films de McTiernan se renforcent, plutôt, ils forment bout à bout une véritable saga esthétique où l’enjeu n’est rien de moins que la conquête (ou le triomphe) de la communication. En lisant John McTiernan, cinéma total, c’est bien le vertige de découvrir cette saga, vertige purement philosophique, que l’on ressent. (Ce vertige est, d’ailleurs, de nature similaire à celui que l’on ressent quand on apprend, jeunes, que l’univers est majoritairement fait d’absence plutôt que de substance). Dans le premier texte, « Nomads’ Land (ou les mots de l’ennemi) », Yal Sadat cite Claude Lévi-Strauss et entend déblayer la question du polyglotte dans les films de McTiernan, figure qui revient tantôt comme antagoniste avec le glaçant Hans Gruber, dans Piège de Crystal, malfrat allemand habillé par un tailleur londonien, menaçant un businessman japonais et imitant un accent américain, tantôt comme héros avec le poète arabe Ahmad Ibn, qui fait l’apprentissage du norrois au contact des vikings varègues qu’il accompagne, dans Le 13e Guerrier. Dans le deuxième texte, « Là où vivent les fantômes », Nicolas Tellop cite Maurice Merleau-Ponty, et pose la question du regard. Pour lui, le héros mctiernanien est le héros qui voit, ou plutôt qui voit dans les mêmes modalités que le décrit l’ouvrage L’Œil et l’Esprit : « ‘Je serais bien en peine de dire où est le tableau que je regarde’, écrit magnifiquement le phénoménologue, ‘car je ne le regarde pas comme on regarde une chose. Je ne le fixe pas en son lieu, mon regard erre en lui comme dans les nimbes de l’Être, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois.’ » Citation, par ailleurs, autodescriptive de l’ouvrage, puisqu’on ressent bien, dans tous les textes, que les auteurs ont essayé d’adopter ce que Tellop décrit comme un regard mctiernanien, c’est-à-dire un regard complice, conjoint, pas vraiment descriptif, certainement pas prescriptif, mais actif.
Nous croyons apprendre, au regard de la surreprésentation du 13e Guerrier dans le livre, et surtout dans les conclusions d’essais, que ce film est bien plus majeur que sa discrétion relative dans le corpus de McTiernan ne le laisse à penser, puisque le personnage d’Ibn y est régulièrement perçu comme une clé pour comprendre le cinéaste, son protagoniste parfait. Il est perçu de cette façon même entre deux points de vue qui semblent se contredire – Tellop niant explicitement l’analyse par le langage, plus ou moins la même que celle de Sadat, qui ferait d’Ibn un héros intercivilisationnel car transidiomatique, mais bon. Nous acceptons les bafouillements du livre car la multiplicité d’interprétations est aussi ce qui en fait la force, quand bien même cet angle en particulier aurait pu être arrondi. Surtout que, si on en juge par le fait que le texte de Sadat s’ouvre sur un commentaire sur la première scène du premier film (mal-connu au demeurant) de McTiernan, son essai à lui a probablement été pensé dès le début comme étant à placer en numéro 1. Dans l’ensemble, les accrocs de ce genre sont petits et rares – ils n’entérinent pas l’émotion principale qui se dégage à la lecture du livre, c’est-à-dire une impression de passer de l’autre côté du miroir. On ressentait déjà cette impression, dans le corpus de McTiernan, en passant de Die Hard 1 à 3– Une journée en enfer est vertical là où Piège de Cristal est horizontal, c’est le contre-champ de son prédécesseur, c’est le récit de son vide, de son extérieur, de la street view là où l’autre mettait en scène le concept de sky line.
… et tomber bas : la dernière réalisation de McTiernan est une bande-annonce pour le jeu vidéo Ghost Recon, adapté, comme Octobre Rouge, de Tom Clancy.
En France, l’objet critique le plus connu à être sorti sur un film de John McTiernan est probablement l’analyse que Karim Debbache a faite de Rollerball dans l’épisode 2 de sa série, Chroma. C’est, d’une part, ironique, quand on sait que le film a plus ou moins signé la fin de carrière de McTiernan, qu’il est son récit le plus décrié si ce n’est le plus ignoré. C’est, d’autre part, logique, au regard de la popularité de Debbache sur Internet, et de la qualité de son analyse, de plus en plus évidente pour le viewer au fur et à mesure qu’il revient sur l’histoire de la conception et de la production de l’œuvre, qu’il considère comme un important acte manqué du cinéma hollywoodien. Au fond, nous dit Debbache, Rollerball, c’était la promesse de l’émergence d’un cinéma américain réellement anarchiste – un véritable précurseur à Redacted, ce film où Brian de Palma faisait rejouer des vlogs de soldats et des vidéos de surveillance par des comédiens, ou une prolongation de l’équilibre commercialité-radicalité trouvé trois ans plus tôt par Matrix. (Les deux films devaient, au départ, partager le même acteur principal, Keanu Reeves). Rollerball, selon Debbache, c’est l’histoire d’un rêve et de son impossibilité : c’est l’un des meilleurs films qui n’existe pas réellement, et c’est un lever de voile avorté qui aurait pu faire, mais n’a pas fait, la lumière, sur les grandes ambitions politiques et ciné-philosophiques d’un réalisateur admiré mais peut-être pas tout à fait compris. Rollerball aurait pu être l’aboutissement d’une filmographie. Charcuté (« suturé », dit Debbache) par la production, il ne l’as pas été.
Pourtant, le Rollerball imaginé, prévu, et la recontextualisation qu’il aurait exigé de toute une carrière, a bien des effets, un spectre qui plane sur le reste de la filmographie de l’artiste. Rollerball est perceptible mais impalpable, vacillant mais mal-visible. La démarche toute indiquée par Debbache, vis-à-vis de ce film et de ses paradoxes, dans une vidéo qui ne parlait pourtant que de ceux-ci, était de le regarder puis de l’oublier. Dans John McTiernan, cinéma total, on a l’impression que c’est l’approche inverse qui se développe, souterrainement. L’ouvrage mentionne peu Rollerball, mais toutes les analyses semblent se placer sous une anthologie de ce qui aurait pu être, parlent du génie philosophique de l’art de McTiernan comme s’il s’agissait d’une évidence absolue, comme si le cinéaste ne s’était pas fait couper l’herbe sous le pied et comme si sa vision sincèrement alternative du cinéma mainstream était un fait connu de tous, pas le moins du monde entravé par une retraite anticipée (liée aux démêlés judiciaires concernant Rollerball – la vidéo de Debbache les explique très bien). Le livre a plusieurs petits défauts, il pêche sur certains détails (notamment, les audaces de mise en page dans « Calvaire des chasseurs », l’article d’Antoine Mocquet, justifiées et malines sur le papier, mais assez superflues en pratique). Mais il a peut-être raison d’adopter cette approche confiante, totalement convaincue, d’une part, de l’immense talent de McTiernan, et, d’autre part, que celui-ci fait consensus, même dans les milieux historiens de l’art auxquels il s’adresse parfois clairement. John McTiernan n’a jamais été un faiseur, pas même un excellent faiseur, sans quoi il n’aurait pas pu être le sujet d’analyses aussi poussées, de la même manière qu’un Renny Harlin (réalisateur de Die Hard 2, en français 58 minutes pour vivre) n’en bénéficie pas, malgré sa compétence. McTiernan était un cinéaste total, un de ces virtuoses, de ces chanceux qui voyaient le septième art avec énormément de clairvoyance, capables de faire des transfixions dans la fiction.
Son languissement, l’immobilisme de sa carrière, coincée dans les limbes de divers development hells nous attriste non pas seulement parce qu’il nous lèse des nouveaux films sans doute très intéressants qu’il pourrait encore signer (sur Allociné, on peut lire que ses prochains longs-métrages sont Tau Ceti Foxtrot & Ghost in the Machine, mais il serait franchement miraculeux que l’un ou l’autre de ces projets soient correctement financés et filmés), mais parce que celui-ci doit bien participer, aussi, à ce que le réalisateur n’ait jamais écrit de livres explicitant sa vision. À défaut d’une bonne nouvelle de ce côté-là, d’ici les fêtes de fin d’année, on restera très satisfaits de John McTiernan, cinéma total, cadeau qui devrait s’imposer comme un coup sûr sous les sapins cinéphiles. On doit l’avouer : on aimerait en lire tous les jours, des essais aussi pertinents et bien alimentés. Peut-être dans des calendriers de l’Avent dont la vision d’ensemble nous dirait, comme Jean-Baptiste Thoret dit de Carpenter qu’il est politiquement de gauche et métaphysiquement de droite, que McTiernan est politiquement de gauche et esthétiquement Reaganien, chronologiquement de la guerre du Vietnam et spirituellement de la « guerre contre la terreur », socialement New Yorkais et métaphysiquement noborder.
Piège de Cristal repasse demain soir, le 5 décembre, au studio des Ursulines, à Paris. L’occasion de digérer de nombreuses informations sur une filmographie passionnante, et de revoir un film culte.