Jim Jarmusch, cinéma barock

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Le cinéma de Jim Jarmusch, de « Permanent Vacation » (1980) et « Stranger than Paradise » (1982) à « Coffee and cigarettes » (2003) et « Broken Flowers » (2005), semble dominé par le même esprit que celui qui règne sur le rock des origines : une furieuse liberté, l´association parfois hasardeuse d´éléments dépareillés, tirant le sublime de la dysharmonie.

Ce cinéma et cette musique-là sont l’art des affranchis, un art qui n’a de loi que celle qu’offre la liberté la plus absolue, et qui ne connaît de la stylistique que le hasard de la vie, le destin du monde et de ses êtres. Il y a dans les films de celui qui réalisa de nombreux clips musicaux, dont ceux de Tom Waits (It’s allright with me, en 1990, et I don’t wanna grow up  en 1992) et de Neil Young (Big Time et… Dead Man, en 1996), le portrait décalé et intime d’anti-héros situés à la marge du monde, la désillusion de dandys presque désarticulés. Quelque chose d’un peu rock’n’roll, en somme.
Aussi, quand il ne raconte pas le rock par les figures qui le font, comme dans Coffee and Cigarettes, Jim Jarmusch en nourrit-il son cinéma : les images de Dead Man sont le prolongement quasi organique des notes de Neil Young. En quelque sorte, le cinéma de Jarmusch offre à voir et entendre une particularité du rapport entretenu par le cinéma avec le rock : la possibilité qui lui est donnée de raconter des figures emblématiques du rock non seulement par l’enchaînement des images, mais également par leur accompagnement sonore.

Coffee And Cigarettes : rock at home

« Quelque part en Californie », Iggy Pop et Tom Waits, deux des figures les plus mythiques du rock sans doute, mais d’un rock vide de compromis, presque pur, se sont donné rendez-vous dans un coin de bar désert, entre juke-box et cafetière.
Tom Waits engage tout de suite la conversation sur une tonalité particulièrement décalée, et la rencontre improbable entre les deux mythes semble déjà accoucher de son premier tube : dans un de ses râles caverneux, le vieux rockeur raconte sa journée de médecin – «  Musique et médecine, c’est vraiment ma vie… », et assure même que, si lui cherche en effet à  « vivre là où elles se mêlent », on dit souvent « que ça se sent » dans sa musique. Iggy Pop, gêné, tente de déchiffrer : « L’Humanité, le côté humain de la chose. Je comprends. L’attention ».
Chercher au rockeur une identité, le définir en substance, en creux, comme le négatif de sa vie publique, ce qui habite son intimité et nourrit son art : voilà ce qu’entreprend Jim Jarmusch dans chacun de ses films peut-être, et plus particulièrement dans ceux des courts-métrages de Coffee and Cigarettes qui mettent en scène des figures de rockeurs célèbres : « Quelque part en Californie », donc, avec Tom Waits et Iggy Pop, et « Bobine de Tesla » avec Jack White et sa sœur, Meg White.

 

     

Alors, là où un Jack White joue au génie physicien avec sa sœur, et discourt sans interruption sur les diverses théories du scientifique Tesla, Tom Waits, lui, préfère s’inventer une grande carrière de médecin, nourrissant sa musique de toute la sereine sagesse que lui procurerait le soin physique de son prochain. Le rockeur, aux temps du développement durable, se rêverait-il responsable, mûr, et surtout « rentable » pour les autres, la société en général ? Jarmusch décomplexerait sur ce point le plus consciencieux de ses confrères musiciens : Coffee and Cigarettes, douce et mélancolique variation sur le thème de la conversation et de ses ponctuations « cafénicotinées », ne sauve pas davantage le 7ème Art en matière d’engagement.
Et si Tom Waits s’invente un autre quotidien que celui-là seul qui lui est propre, celui d’un rockeur donc, en réalité il paraît bien loin de la figure tranquille et disponible du médecin : possédé, incontrôlable, il est littéralement imprévisible, et semble bien souvent effrayer par son délire le – doux ! – Iggy Pop.
Le rockeur par Tom Waits, c’est un ours un peu vantard et mégalo, c’est le délire permanent de celui qui s’invente sans cesse une nouvelle identité, une forme d’obsession irrationnelle, le seul désir de voir naître la musique, de chercher la mélodie, de trouver les mots. Quelque chose de l’hallucination géniale.
Et, en matière d’engagement et d’investigation identitaire, le choix par Jarmusch de filmer Jack White n’est en outre pas anodin : ce dernier, chacun le sait, hésita longtemps entre rock et prêtrise…

 

     

Dead Man : Western rauque

Avec Dead Man, le récit conté par les images et la musique de Neil Young ne font désormais plus qu’un. C’est un peu comme si Jarmusch recomposait le squelette entier, donnant enfin tout son sens à chacun des deux arts. Dead Man n’est ainsi rien moins que le témoignage de l’union non plus idéelle mais belle et bien idéale, et surtout possible, entre rock et cinéma.

L’immédiateté du cinéma auquel Jarmusch donne naissance, par la logique subjective de l’enchaînement des images, ainsi que l’entremêlement cohérent de celles-ci avec des variations à la guitare électrique qui accompagnent et soulignent action et émotion, force le spectateur à maintenir concentrée son attention : il est, et doit être, au diapason de cet univers en déroulement synchrone. Par cette forme d’interactivité assez ludique, jouissive même, la scène initiale, durant laquelle William Blake (Johnny Depp) rejoint en train ce qu’il croit être sa nouvelle fonction de comptable dans les usines Dickinson de la ville de Machine, amorce doucement l’expérience en accordant fondus au noir et pincements de cordes de guitare. William Blake voit ainsi peu à peu les passagers changer d’apparence : des travailleurs citadins aux chasseurs de bisons, chaque fondu au noir est un clignement de paupières, chaque pincement de corde par Neil Young signale l’ouverture de celles-ci et la surprise grandissante de celui qui se sent à chaque fois plus étranger encore. Car ici le fondu au noir, procédé technique devenu en quelque sorte la « patte » filmique de Jarmusch, est d’abord ce qui instille la peur dans l’image, cette crainte d’ouvrir de nouveau les paupières et d’affronter une réalité étrange, toujours plus différente. Le procédé est d’ailleurs désigné avec beaucoup d’humour dans le film par Jarmusch lui-même, qui, plus tard et avant de conclure par un fondu au noir justement, fait dire à l’un des trois gangsters lancés à la poursuite de William Blake : « C’est bien que le soleil se couche. Comme ça on est préparé. Si tout s’éteignait d’un coup, comme on souffle une bougie, ça me foutrait la trouille ! ».

 

     

Entre le prologue sur une voie ferrée et le début de la fuite de William Blake, la musique de Neil Young cède la place au folklore country esprit deuxième moitié du XIXème siècle américain. Dès lors que Blake s’enfuit de Machine et laisse derrière lui ses deux premiers cadavres, l’accompagnement musical de Neil Young reprend : ce dernier s’associe en effet systématiquement à une forme d’ivresse, coïncidant dans les faits avec le contournement de la loi, ou, plus généralement, de la norme. La partition de Neil Young devient de ce fait bien davantage que la simple ponctuation constituée bien trop souvent par les bandes originales :  une forme d’anticipation des images à venir, de l’atmosphère sur le point de s’installer, par la construction parallèle d’un autre registre auditif, d’un système cognitif alternatif. Dès l’instant où William Blake a rencontré l’indien Nobody, la musique de Neil Young adopte quelque chose de l’altérité incarnée par Nobody, de son inadéquation douloureuse, solitaire, au monde. Et, s’emplissant parfois de ces fêlures électriques si étranges, si autres qu’humaines dans leur infinie résonance, transporte, littéralement, dans un ailleurs d’une violente étrangeté.

Par leurs modulations langoureuses et lancinantes, ces variations rock traduisent ainsi autant le mal-être proprement physique qui envahit par moments William Blake, blessé par balle dès le début du film, que le vertige mental qui le saisit à la découverte de la culture indienne et de sa proximité quasi viscérale avec la nature. Guitare et caméra, dans Dead Man, incarnent donc simultanément la subjectivité du même personnage – William Blake.
Aussi, dans sa représentation de l’affrontement entre deux langages, deux cultures (celle de l’indien Nobody – celle de l’homme blanc William Blake), et, plus loin, entre rock et cinéma, autant que dans le récit qu’il fait de l’union fraternelle de ces deux couples, et de son fruit, qu’incarne un Johnny Depp au visage métissé, Dead Man est empreint d’une forme d’atemporalité. Car, tout comme le rock, ce cinéma conte l’humain, donc résiste au temps. Et, plus encore qu’une forme de philanthropie exacerbée, c’est une défense de la culture indienne qu’il s’agit vraisemblablement de lire dans cette ode musicale. Une ode qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler – notamment par la séquence finale dans le canoë qui fait écho au Styx mythologique et à son passeur de morts Charon, l’Odyssée d’un autre « Personne » : Ulysse.  Le sentiment perpétuel de différence et la profonde connaissance de la nature humaine que ce dernier engendre chez le héros d’Homère, sont ceux que décrit Nobody, dans une mer de troncs de bouleaux sans horizon, alors qu’il fait part d’une histoire personnelle marquée sous le sceau de l’altérité, exhibé qu’il fut, tel un animal, à travers toute l’Europe. Jarmusch déclarait ainsi en décembre 1995 aux Inrockuptibles : « La culture indienne s’est développée en relation très forte avec la terre et je crois qu’ils détiennent un savoir en certains domaines que nous sommes incapables de comprendre. (…) Notre premier réflexe est de douter : "Nous sommes des gens sensés et rationnels, nous ne pouvons pas communiquer avec cet arbre." Mais (eux) répondraient "pauvre homme blanc, tu ne sauras jamais." Je sais au moins qu’eux savent, qu’ils ont leur propre communication avec la nature. (…) Cette vision est bien sûr à l’opposé de notre culture qui aime les pelouses bien tondues et les arbres bien alignés, qui tue les animaux, qui veut posséder la terre. »

 

     

Ce n’est donc pas sans raison que Jarmusch accorde tant de place au rock dans son cinéma, et plus particulièrement à celui de Neil Young dans Dead Man : par sa quête constante d’une forme de transe, d’hallucination que la dysharmonie n’effraie pas, cette musique est sans doute la seule qui puisse offrir au cinéma de Jarmusch ce qui, dans la culture indienne, est une bénédiction :  des visions.

 

Titre original : Dead Man

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Durée : 120 mn


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